Marchés publics : Du moins-disant au mieux-disant

Tribune libre de Johann Dewimille

Les contrats publics représentent chaque année des centaines de milliards d’euros injectés dans l’économie, qu’il s’agisse de commandes de l’État central ou des collectivités locales. Les estimations tournent donc autour de 10% du PIB annuel qui reposent sur les seules commandes de l’État. Si ces sommes avaient pour destination exclusive des entreprises françaises, pour une production sur le sol national, il n’y aurait pas besoin de plan de relance, et le chômage ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Seulement voilà, l’argent des contribuables français part à l’étranger avec une régularité inquiétante, en ces temps de crise.

Le fonctionnement des marchés publics est déterminé par le code des marchés publics (CMP), la bible qui définit, encadre et contrôle la diffusion, l’attribution et la réalisation des appels d’offre émis par l’État. Ce document, bien que loin d’être aussi complexe que ce que l’on peut supposer, est pourtant bien mal utilisé. Pour l’acheteur public, en période de forte contrainte budgétaire, la meilleure offre est, dans l’immense majorité des cas, la moins chère. Or il est un défaut reconnu des produits français, toutes choses supposées égales par ailleurs, c’est qu’ils sont plus chers. Or cette différence de prix n’est pas uniquement le résultat d’un coût du travail plus élevé en France qu’ailleurs. La faille du raisonnement, celle qui contribue à défavoriser les entreprises françaises, se situe dans cette petite phrase : « toutes choses égales par ailleurs ». Or, sur des critères bien plus pertinents que le seul prix, ce qui est produit en France n’est pas équivalent à ce qui est produit ailleurs.

Un exemple vécu peut nous éclairer sur ce sujet. Dans un magasin d’équipements de sport furent proposés à la vente deux sacs à dos, l’un fabriqué en Chine, l’autre Made in France. Les deux sacs sont rigoureusement identiques : même contenance, même matériaux (apparemment), même coloris. Le sac chinois est naturellement 30% moins cher que le sac français. Le sac chinois a tenu cinq mois en usage normal avant de se désagréger progressivement : coutures qui lâchent, sangles qui s’effilochent, fermetures plastiques qui cassent. Suite à cette prévisible désillusion, le sac français a été acheté ; il est toujours dans le même état, cinq ans après sa première utilisation. En l’occurrence, si un contrat avait été passé avec le fournisseur chinois pour fournir une administration ou une collectivité en sac à dos, il serait revenu à l’usage bien plus cher aux contribuables que le sac français. Cet exemple anodin, d’un premier abord, illustre simplement la première complexité des contrats publics, même ceux qui se focalisent uniquement sur les prix : il faut distinguer le coût d’achat du coût d’usage.

Habitués à une telle distinction, les militaires le sont malheureusement aussi des mesquineries comptables de l’État : treillis marocain, chaussures espagnoles ou encore munitions israéliennes. Dans certains cas, des économies hypothétiques ont amené les armées à dénoncer des contrats pour des malfaçons et des surcoûts bien réels. Alors que la France est en mesure de tout produire en matière d’armements, on comprend mal pourquoi nos hélicoptères Tigre tirent des missiles américains, pourquoi nos frégates Horizon sont armées des tourelles italiennes et pourquoi certaines unités de notre infanterie utilisent des armes belges ou allemandes.

Pour poursuivre sur l’exemple militaire, la France pense actuellement à remplacer les drones SIDM Harfang. Parmi les propositions, on trouve la francisation d’un drone israélien, le Héron TP, par une entreprise qui propose également le Télémos (en joint-venture avec une entreprise britannique), le Talarion d’une autre grande entreprise en partie française, et le Watchkeeper, fabriqué par une filiale anglaise d’une troisième société française. À un moment où le tempo opérationnel des armées ralentit, il serait compréhensible de retarder l’achat d’une plateforme opérationnelle, et de continuer par exemple à financer la plateforme Neuron, pour pérenniser la maîtrise des savoir-faire en la matière. Avec autant de possibilités sur le marché français et européen, on s’interroge sur les dessous de la préférence affichée pour un drone américain. À croire que personne en France ne se souvient du choc suscité par le choix du F-35 américain par plusieurs pays européens.

Sur un marché de l’armement symbole de la puissance nationale, on s’étonne de voir les gouvernements successifs se refuser à donner l’exemple, au moment même où est brandi l’étendard du patriotisme économique par le Ministre du redressement productif.

Il n’est pourtant pas impossible d’opter pour la préférence nationale, tout en respectant la législation européenne et internationale. L’article 53 du CMP précise que l’offre retenue sera « l’offre économiquement la plus avantageuse ». Ce serait un raccourci un peu rapide de traduire cela par l’offre la moins chère. D’autant plus que la circulaire du 3 août 2006 portant manuel d’application du CMP précise que « l’offre économiquement la plus avantageuse n’est pas nécessairement assimilable au prix le plus bas ». L’article 55 permet même, sous conditions, de rejeter une offre dont le prix est anormalement bas. Le choix final dépend en réalité d’un certain nombre de critères, dont la réunion constitue en quelque sorte la « performance » globale d’une offre. Parmi ces critères, on trouve naturellement le prix, mais aussi le critère de coût global (qui inclut coût d’achat et coût d’usage), le critère environnemental et éventuellement un critère social (que faut-il privilégier dans les critères d’attribution? Le fait qu’une entreprise étrangère créée de l’emploi industriel en France, ou qu’une entreprise française décroche un contrat au profit de ses sous-traitants et fournisseurs étrangers?)

Il s’agit donc de passer d’une logique de choix du « moins-disant » au choix du « mieux-disant ». Et ce n’est pas une offense fallacieuse de plaider que des entreprises françaises peuvent faire mieux que des ateliers chinois, en termes de qualité et de respects des normes. Un appel d’offre réalisé dans les règles de l’art verra apparaître tous ces critères ; ils seront de plus pondérés, ou au minimum hiérarchisés.

Utilisée à bonne escient, cette réglementation permet implicitement de favoriser des entreprises nationales, notamment via l’usage de critères sociaux et environnementaux. Ces derniers constituent généralement des charges ou des investissements lourds, réalisés par les industries nationales (poussées, il est vrai, par la réglementation). C’est une manière parmi d’autres de les dédommager d’un environnement législatif beaucoup plus contraignant en France que dans bien d’autres pays. Personne ne pourra reprocher à l’État français de faire en sorte que l’argent des contribuables soit dépensé en France. Pour l’anecdote, rappelons que les produits achetés par le gouvernement fédéral des États-Unis doivent être fabriqués à 60% minimum sur le sol américain. Cela ne semble choquer personne là-bas, bien au contraire. Mais qu’en est-il, précisément, en France? C’est là toute la dimension immergée du redressement productif.

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9 Comments

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  • JSG , 5 février 2013 @ 7 h 10 min

    “…Un exemple vécu peut nous éclairer sur ce sujet. Dans un magasin d’équipements de sport furent proposés à la vente deux sacs à dos, l’un fabriqué en Chine, l’autre Made in France…”

    Il ne s’agit pas là, d’un marché public, mais d’une consultation ou d’un appel d’offres privé, ce qui n’a rien à voir !
    Dans le premier cas, la procédure est strictement encadrée, dans le second cas elle n’est pas régit avec les mêmes objectifs, ni les mêmes contraintes.
    Dans le premier cas, en fonction de l’importance du marché, il peut être rendu obligatoire que l’appel d’offres soit international, dans le second cas, c’est simplement l’intérêt mercantile qui est en jeu. C’est donc au client d’être conscient de ce qu’il veut !
    A l’époque lointaine pour nos concitoyens, avec l’éclosion des super-marchés en France, il m’était resté en mémoire la réponse d’un économiste anglais à qui l’on posait la question de l’implantation de ce genre de commerce.
    Celui-ci de répondre avec finesse :
    “chez nous, nous sommes trop pauvres pour acheter bon marché !”
    Ça se passe de commentaire, et confirme votre anecdote du sac à dos.
    JSG

  • GV , 5 février 2013 @ 7 h 10 min

    Bien dit mais l’acaht aux firmes etrangeres ne date pas de cette année et sous les deux Prsidents précedents lArmée qui en 1995 achetait des voitures exclusivement Françaises a changé de fournisseurs depuis!

  • Gérard Couvert , 5 février 2013 @ 8 h 26 min

    Il y a quelques années j’ai eu entre les mains (je dois en avoir une photocopie) un document de la D.G.A concernant un appel d’offre indiquant que “seraient privilégiés les groupements de moyennes d’entreprises faisant apparaitre des entreprises étrangères notamment européennes” .
    Discrimination positive …

  • la combe , 5 février 2013 @ 8 h 40 min

    Il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir ce qui se pratiquait antérieurement. Aucune polémique !
    La seule vraie question-réponse, aujourd’hui, est qu’il est hautement préférable de payer des salaires en achetant le matériel français (même plus cher) que de payer des chômeurs à ne rien faire. Quelque soient en effet les prix des fournitures françaises, le coût différentiel des salaires serait ainsi infiniment moindre pour les deniers de l’état (et nos impôts) … avec en outre l’énorme avantage d’occuper sainement des éventuels chômeurs oisifs.

  • Jean-François Perrouty , 5 février 2013 @ 9 h 53 min

    Pourquoi les frégates Horizon ont-elles des tourelles italiennes: parce que ce sont des bâtiments de combat conçus en commun, avec un système d’arme et un systéme de combat d’inspiration largement française, et que le choix des équipements doit être réparti, autant que faire se peut, entre les participants.
    Au total ce sont des bateaux très réussis et très semblables, dont les équivalents britanniques sont également proches pour les équipements et armements principaux. Tout n’est pas parfait dans les choix, mais la coopération à été au total efficace.

  • Goupille , 5 février 2013 @ 10 h 09 min

    “Personne ne pourra reprocher à l’État français de faire en sorte que l’argent des contribuables soit dépensé en France. Pour l’anecdote, rappelons que les produits achetés par le gouvernement fédéral des États-Unis doivent être fabriqués à 60% minimum sur le sol américain. Cela ne semble choquer personne là-bas, bien au contraire. Mais qu’en est-il, précisément, en France? C’est là toute la dimension immergée du redressement productif.”

    Candeur… Mais si : Bruxelles, le FMI, l’OMC, les Golmann-Sachs & C°, tous laquais du Nouvel Ordre Mondial made in USA et enkhysté dans tous les centres stratégiques à forte capacité de nuisance.

    Avant même que de penser aux armements, la France ne peut plus assurer son autonomie alimentaire, énergétique, industrielle, financière…
    Qui, dans le polpulation, est prêt à payer le coût d’un redressement collectif civique, et des mois, voire des années, de gêne que cela impliquera ?

    Sans doute pas la frange du lectorat de ce site qui qualifie les citoyens-contribuables de “collabos”, ne pense qu’à quitter le territoire, et rêve d’un monde de libéralisme intégral sans Etat.

  • JSG , 6 février 2013 @ 14 h 02 min

    Je ne comprends pas le sens de votre remarque !
    Vous n’aviez pas lu le texte ?
    J’expliquais pour les gens prêts à écouter qu’il ne faut pas confondre les marchés publics qui ne concernent que les achats destinés à l’administration, et les marchés privés qui approvisionnent les points de vente !
    Quand à votre hautement préférable, qui vous dit le contraire ? Allez donc expliquer ça à vos concitoyens étranglés par le coût de leur loyer (bien français celui-là, gérés par des sociétés d’économie mixte, bien française du style OPAC (si vous avez de l’humour) ou des entreprises privées) et qui leur laisse pour certains d’entre eux pas grand chose pour vivre.
    Mais pour en revenir au fabriqué en France, ok, quand c’est possible, et maintenant demandez donc aux jeunes ce qu’ils veulent faire plus tard :
    en premier fonctionnaire
    après un emploi du secteur tertiaire.
    ensuite les fonctions d’ingénieurs,-dont on manque d’ailleurs- médecins, de moins en moins
    Par contre qui veut exercer un métier manuel ? souvent lié à l’artisanat, où, là, il faut travailler sinon, pas de sous.
    Pour le fabriqué en France, ça reste du domaine du choix des consommateurs et d’eux seuls !

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