La Pologne commémorait la semaine dernière le 25e anniversaire de la transition démocratique, où plus exactement des élections semi-libres qui ont donné naissance au premier gouvernement non communiste du Pacte de Varsovie en 1989. Hors de Pologne, on attribue généralement le mérite de la chute du communisme à Lech Walesa et à Jean-Paul II. C’est pourtant à propos d’un troisième homme que William Casey, directeur de la CIA de 1981 à 1987, a dit : « Pendant les 40 dernières années [qui ont précédé la chute des dictatures communistes en Europe de l’Est] personne au monde n’a autant nui au communisme que ce Polonais ».
Ce Polonais, c’était le colonel Ryszard Kukliński, alias Jack Strong, officier de l’état-major de l’armée de la République Populaire de Pologne, qui a vu passer entre ses mains tous les plans et documents transitant entre l’état-major polonais et celui du Pacte de Varsovie à Moscou, et qui assistait à toutes les réunions des chefs des armées et des ministres de la Défense du bloc communiste. Grâce aux quelque 40 000 pages de documents transmises de 1972 à 1981 à la CIA par le colonel Kukliński, au péril de sa vie et de celle de ses proches, les États-Unis connaissaient dans les moindres détails les plans d’invasion de l’Europe de l’Ouest et la localisation des bunkers de commandement secrets prévus en cas d’utilisation d’armes nucléaires tactiques sur le théâtre des opérations. En effet, forte de son écrasante supériorité en hommes et en matériel, l’Union soviétique n’avait pas de plans de défense contre une éventuelle attaque de l’OTAN mais bien des plans d’invasion car, comme l’avait affirmé Lénine lui-même, « Dans la révolution, il ne s’agit pas de la Russie, je crache sur la Russie. La Russie n’est qu’une étape sur la voie de la domination mondiale ».
L’invasion devait se faire en deux vagues. La première vague avec les forces de l’Armée Rouge stationnant en Pologne et en Allemagne de l’Est et celles des armées des républiques populaires satellites d’Europe centrale. Les dirigeants soviétiques prévoyaient que la défense de l’OTAN causerait de très lourdes pertes à cette première vague d’assaut. Les plans prévoyaient ainsi que la Pologne perdrait dans son avancée contre l’Allemagne de l’Ouest, la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark environ la moitié des 800 000 hommes que comptait son armée. C’est alors que devait être lancée depuis le territoire soviétique la deuxième vague avec environ 2 millions d’hommes appuyés par des milliers de tanks et d’avions. Le seul moyen pour l’OTAN d’arrêter cette deuxième vague aurait été de faire exploser sur son passage, sur le territoire polonais et est-allemand, plusieurs centaines de missiles nucléaires tactiques. Le colonel Kukliński faisait partie de ces gens qui dans le Bloc de l’Est plaçaient sur les cartes les champignons nucléaires correspondant aux attaques attendues de l’OTAN et du Pacte de Varsovie et il ne pouvait donc avoir aucun doute sur le fait que si l’Union soviétique déclenchait une guerre en Europe, la Pologne cesserait d’exister quels que soient les vainqueurs de la Troisième guerre mondiale. Son pays ne pouvait que devenir une zone déserte, contaminée, vidée de tous ses habitants. « La révolution mondiale passera sur le cadavre de la Pologne », avaient annoncé les Bolcheviks en déclenchant la guerre soviéto-polonaise de 1919-21 gagnée par la Pologne.
Né en 1930 à Varsovie, Ryszard Kukliński a vu son père résistant emmené par les Allemands pendant la Deuxième guerre mondiale, un père qu’il ne reverrait jamais plus. C’est inspiré par son exemple qu’il s’est engagé dans l’armée polonaise après la guerre avant de gravir les échelons qui l’ont amené à devenir un officier très apprécié de la direction opérationnelle de l’état-major de l’armée polonaise, à l’époque la deuxième plus grosse armée du Pacte de Varsovie. Kukliński a tout de fois très mal vécu l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, et surtout l’intervention polonaise, avec les autres armées du Pacte de Varsovie, en Tchécoslovaquie en 1968. Mais c’est après les répressions sanglantes par l’armée, sous les ordres du général Jaruzelski, des manifestations ouvrières à Gdansk en 1970 que le colonel Kukliński a décidé d’entrer en contact avec les Américains pour leur transmettre un maximum d’informations et de documents dans l’espoir de voir un jour la Pologne libérée de son occupant soviétique et aussi d’empêcher son annihilation dans une Troisième guerre mondiale déclenchée par Moscou.
C’est un Jésuite Polonais informateur du KGB dans l’entourage de Jean-Paul II qui a permis aux dirigeants polonais d’apprendre la présence d’un espion de la CIA dans le cercle restreint des personnes les mieux informées de son état-major. En 1981, lors des grandes grèves de Solidarité, les Américains ont informé le pape Jean-Paul II des plans polonais de déclaration de l’état de guerre dans tout le pays et de reprise en main par l’armée, des informations qu’ils avaient obtenues du colonel Kukliński. L’officier polonais a alors été exfiltré en urgence avec sa femme et ses deux fils et caché sous un faux nom aux États-Unis. Condamné à mort par contumace en 1984, accusé dans les colonnes du Washington Post d’avoir agi pour de l’argent dans une opération de désinformation organisée par le porte-parole du gouvernement communiste polonais, le colonel Kukliński n’a pu revenir en visite en Pologne qu’en 1998, car si le régime communiste est tombé en 1989-1990, ce n’est qu’en 1997 que sa condamnation à mort à été annulée. Héros au destin tragique, Ryszard Kukliński a vu entre-temps ses deux fils mourir dans des circonstances très troubles à quelques mois d’écart en 1994 : le premier a disparu en mer alors qu’il faisait de la voile avec un ami. Seul le bateau a été retrouvé, intact mais vide. Le deuxième s’est fait renverser et écraser sur un campus universitaire par un homme au volant d’une voiture volée. Cet homme n’a jamais été retrouvé.
Car si les régimes communistes sont tombés à la fin des années 80 dans l’ancien Bloc de l’Est, les anciens membres du pouvoir et de l’appareil de répression sont restés très influents. Lech Walesa lui-même, en temps que premier président élu démocratiquement, a eu une action très contestée et est accusé d’avoir joué un double jeu. Le général Jaruzelski, ancien dictateur et serviteur zélé de Moscou pendant plusieurs décennies, décédé le jour des récentes élections européennes, a été enterré avec les honneurs sur décision de l’actuel président de la République polonaise Bronisław Komorowski. S’il avait été comme Walesa membre de l’opposition au communisme, Komorowski a pris, pour des raisons obscures, en temps que vice-ministre de la Défense au début des années 1990, des décisions également très favorables aux anciens services de sécurité du régime communiste. L’ex-porte-parole du gouvernement communiste, Jerzy Urban, est resté très courtisé dans les salons politico-médiatiques actuels et il dirige un journal ouvertement cathophobe et pro-LGBT. Quant à l’informateur suspecté du KGB auprès de Jean-Paul II et collaborateur avéré des services secrets polonais de l’époque, Tomasz Turowski, il travaille aujourd’hui pour le ministère polonais des Affaires étrangères et avait été chargé par l’ambassade de Pologne en Russie d’organiser l’accueil de l’avion transportant le président Lech Kaczyński et sa délégation à Smolensk le 10 avril 2010. Un voyage qui s’est terminé de la manière tragique que l’on sait, mais c’est dire comme la carrière des anciens agents communistes se déroule bien dans la Pologne démocratique.
Le colonel Ryszard Kukliński est mort en 2004 et son épouse Joanna est décédée en 2013. Certains en Pologne continuent de considérer Kukliński comme un traître à son pays car, comme l’a expliqué le général Jaruzelski lui-même : « Si Kukliński est un héros, alors qu’étions-nous ? Si on rend à Kukliński son honneur et qu’on l’innocente, cela veut dire que c’est nous qui n’avons pas d’honneur et que nous sommes coupables ».
« Le colonel Kukliński était un allié courageux de l’Amérique à un moment où tout le commandement de l’armée polonaise était vendu aux Soviétiques », a dit de lui Zbigniew Brzezinski, conseiller du président Carter de 1977 à 1981.
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