Alors que certains apôtres du Christ étaient encore en vie, deux tendances centrifuges se sont peu à peu constituées à la périphérie de la « Grande Église apostolique ». L’une d’elle, qui met l’accent sur la filiation entre les deux Testaments, resta longtemps liée au judaïsme palestinien dont elle se distinguait peu. Ses membres étaient connus sous le nom de nazôréens, les ébionites étant leur secte principale. L’autre courant, connu sous l’appellation de gnosticisme, reniait totalement l’Ancien Testament inspiré selon lui par le Dieu mauvais. Les marcionites en étaient les représentants les plus aboutis.
Examinons ces deux dérives opposées telles qu’elles s’expriment dans leurs théologies et dans leur postérité.
● La dérive nazôréenne ne s’intéresse pas tant au destin des individus qu’à celui du monde qui doit être sauvé du Mal. Elle prétend détenir la clef qui donnera accès au Royaume de Dieu sur Terre, à la société parfaite libérée du Mal. Il s’agit de reprendre la mission du Messie qui en a été empêché par le Dieu mauvais et de conquérir le pouvoir sur le monde entier par ceux qui détiennent la vraie Révélation. En vue de vaincre le Mal, tout moyen est bon et pur. Il s’agit d’une ré-interprétation «millénariste» du salut chrétien. Le salut est dans l’humanité sauvée et les hommes se répartissent entre Élus soumis à Dieu et ennemis de Dieu. Dieu n’est pas un dieu d’amour, mais un dieu de puissance auquel l’homme doit se soumettre. L’Église apostolique, instrument du Mal, doit être éliminée.
L’islam est l’expression religieuse la plus accomplie de cette tendance et il est d’ailleurs issu du nazôréisme implanté en Arabie. Edouard-Marie Gallez et Antoine Moussali ont bien démontré cette filiation, par l’intermédiaire, entre autres, de Waraqa, cousin de la première épouse de Mahomet.
Sur le plan séculier, le messianisme s’exprime bien sûr par les courants communistes ou anarchistes qui le conceptualisent en tant que « sens de l’histoire ». Henri de Lubac et Nicolas Berdiaev ont mis en lumière cette généalogie des courants utopistes et du léninisme.
Son expression philosophique amène au dogmatisme d’une vérité collective abolissant le Moi.
Sur le plan psychologique, ce courant est guidé par le « désir mimétique » cher à René Girard, de la volonté perverse de dominer autrui.
● La dérive gnostique prétend que le salut est caché en chacun et qu’il suffit de le dévoiler, Jésus étant le modèle de celui qui se sauve par lui-même. Le but est d’atteindre une liberté qui élève au dessus du bien et du mal, qui rend pur et divin. Cette tendance provient d’une réinterprétation individualiste du salut chrétien. Jésus y apparaît comme le maître qui montre à ses disciples le chemin de la délivrance individuelle. L’Esprit-saint est tenu pour une parcelle de puissance divine enfouie en chacun de nous (cet enfouissement étant la cause de la souffrance humaine) et qu’il faut faire émerger. Le salut est en chacun de nous et les hommes se répartissent entre ceux qui se sont sauvés par eux-mêmes et ceux restent immergés dans le Mal. Le monde est la création du Dieu mauvais. Dieu n’est pas un dieu d’amour, l’amour étant « matériel » et donc du domaine du Mal. L’Église apostolique doit être noyautée plutôt qu’écrasée.
Le manichéisme est la manifestation syncrétique la plus conséquente du gnosticisme. Chez Mani, les purs (parfaits) ouvrent à l’humanité l’accès au monde supérieur.
La sécularisation moderne de cette tendance conduit aux mouvements prônant le « développement personnel », au New Age, ainsi qu’aux théories « essentialistes » du Moi, comme la théorie du genre.
Son expression philosophique conduit au relativisme généralisé et au subjectivisme, puisque seul le Moi est dans la vérité.
Sur le plan psychologique, le gnosticisme renvoie au « désir narcissique » qui s’exprime par le repli sur soi et la recherche de l’auto-rédemption.
Si l’on a besoin d’une preuve que notre civilisation demeure imprégnée de christianisme, l’examen de certains grands courants philosophiques, religieux, politiques, anthropologiques totalement séculiers, voire athéistes, démontre que leur généalogie prend racine dans les deux hérésies (en grec = choix) primordiales de la religion du Christ. En quelque sorte, on a affaire à des formes de christianismes devenues folles.
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