Après la guerre de 1870, le concert européen connaît une certaine mutation en faveur de l’Allemagne. Grâce au chancelier Otto von Bismarck qui cherche à préserver l’équilibre européen en recherchant le soutien de ses puissants voisins. Toutefois, les inquiétudes causées par la place que prend l’Allemagne en Europe vont partager le continent en deux systèmes d’alliances qui vont donner naissance à une véritable tectonique des puissances entre l’héritage du « système bismarckien » d’un côté et « systèmes Delcassé » de l’autre.
1 – LA TRIPLICE
Après la défaite de 1870, la France sort affaiblie et isolée sur la scène européenne. Entre 1871 et 1887, Otto von Bismarck réussit à maintenir la France dans son isolement grâce à un système complexe d’alliances qui porte son nom. Le premier, baptisé « Entente des Trois Empereurs » que Bismarck voulait comme une nouvelle « Sainte Alliance », reposait sur des accords de soutien mutuel entre Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg. La première Triplice est née. Mais suite à la frustration des Russes d’avoir été pris de vitesse par les Autrichiens au sujet de l’indépendance de la Bulgarie, de nouveaux traités sont négociés.
2 – La seconde Triplice
Bismarck mise alors sur une série de pactes bilatéraux censés favoriser l’équilibre entre puissances d’Europe. D’une part, en 1887, Herbert von Bismarck (fils du chancelier) et le Comte Chalmov signent le « Traité de Réassurance » avec la Russie qui assure Berlin de sa neutralité en cas de guerre contre la France pendant que le Reich se déclare tout aussi neutre si les Russes interviennent militairement dans la région du Détroit du Bosphore. Enfin, Russie et Allemagne commencent à entretenir de très bonnes relations commerciales (produits agricoles et soutien des banques allemandes aux titres russes).
L’Autriche reste l’allié le plus sûr de Berlin en Europe, les deux grands pays ayant soldé la défaite de Sadowa sur le plan de la diplomatie. L’Alliance prévoit un soutien militaire mutuel en cas d’agression et de guerre. En outre, l’Allemagne laisse Vienne traiter comme elle l’entend la question des Balkans et de l’Empire Ottoman qui perd de l’influence dans cette région. Un premier pacte austro-italien est signé pour garantir le statu quo sur la question des Balkans.
Avec l’Italie, les choses sont plus complexes. Bismarck doit tenir compte de l’irrédentisme italien et des revendications territoriales du jeune Royaume de Victor-Emmanuel II sur les côtes balkaniques (Istrie, Trieste, Mer Adriatique, Rhodes), ce qui va bien sûr à l’encontre des ambitions territoriales autrichiennes dans la même région.
Parallèlement, un traité germano-italien signé entre Bismarck et Francesco Crispi est lui aussi signé affirmant que le Reich soutiendra militairement l’Italie en cas de conflit ouvert avec la France en Afrique du Nord. Rappelons qu’en 1882, Rome et Paris avaient frôlé la guerre à propos de la Tunisie. Mais ce point d’accord laisse Bismarck sceptique car l’Allemagne n’aurait rien à gagner si elle devait intervenir en faveur de l’Italie sur des questions coloniales. D’autant plus, comme le fait remarquer P. Milza, que Bismarck et même la Grande-Bretagne avaient soutenu la conquête française de la Tunisie. Pour Bismarck, il s’agissait déjà d’éloigner la France du concert européen en fixant son attention sur l’expansion coloniale.
Les pactes formant la Triple-Alliance sont signés à Berlin le 20 février 1887 et consacrent l’apogée des systèmes bismarckiens. L’Allemagne s’affirme comme la première puissance économique d’Europe grâce au dynamisme de sa démographie (70 millions d’Allemands contre 38 millions de Français), de son économie et de son industrie. Notons qu’à l’époque, la France est en « recueillement », d’autant plus que la jeune IIIe République doit s’affirmer, autant sur le plan intérieur qu’extérieur. Ainsi, en 1885, contre une partie de l’opinion publique revancharde, Jules Ferry lance la France dans l’expansion coloniale en Afrique et en Algérie. Bismarck, qui n’envisage aucune politique coloniale de grande ampleur, voit d’un bon œil que les Français se détournent de toute volonté de revanche.
Toutefois, plusieurs éléments vont gripper les rouages diplomatiques construits par Bismarck et permettre à la France de revenir dans le système européen.
3 – La troisième Triplice
En 1888, le jeune empereur Guillaume II commence son rêve d’ériger l’Allemagne non plus seulement une puissance européenne mais une puissance mondiale. Par conséquent, il faut donner au Reich un empire colonial avec des possessions en Afrique et en Asie. Guillaume II va très vite entrer en conflit avec Bismarck qu’il fait remplacer par Leo von Caprivi, plus favorable à sa politique. Que ce soit avec le développement de la Kriegsmarine ou bien avec la course aux armements à venir, les volontés de puissance de Guillaume II vont inquiéter Londres et Saint-Pétersbourg. À propos des relations germano-russes, celles-ci connaissent un refroidissement certain lorsqu’en 1888, les banques allemandes arrêtent leur soutien aux titres russes. Refroidissement aggravé en 1890 quand Guillaume II refuse de renouveler le Traité de Réassurance.
Toutefois, le 6 mai 1891, peu avant le renversement du Gouvernement Crispi, le pacte d’alliance germano-italien est renouvelé. En dépit des réticences de von Caprivi, peu enclin à soutenir militairement les ambitions coloniales italiennes en Méditerranée en cas de conflit avec la France, Berlin garantit à Rome son appui pour maintenir le statu quo existant avec Paris pour la Tunisie, la Cyrénaïque et la Tripolitaine. Il faut dire que les diplomates allemands sont inquiets, à raison, de la tournure que prennent les relations franco-russes. D’autre part, on conclut un accord de coopération économique entre membres de l’alliance. Enfin, la Triple Alliance est renouvelée en 1896.
Seulement, l’Autriche va se révéler être un allié plus fiable pour Berlin que l’Italie. Ainsi, l’Italie va rester neutre en 1914 lors du déclenchement du conflit. Rome avancera souvent le principe que la Triple-Alliance a d’abord une vocation défensive et non d’agression. D’autre part, en juin 1902, grâce aux efforts de Théophile Delcassé et de Camille Barrère Ambassadeur de France à Rome, la France et l’Italie vont solder leur contentieux colonial en Afrique du Nord. Ainsi, selon les clauses d’un accord secret signé entre Paris et le Gouvernement de Zanardelli, la Tunisie est laissée à Paris (avec le droit octroyé aux résidents italiens de conserver leurs propres écoles) en échange des mains libres pour la colonisation de la Libye. Enfin, l’Italie s’engage à rester neutre en cas de guerre entre l’Allemagne et la France. Lorsque l’on alerte le Chancelier Bernhard von Bülow sur les potentiels dangers que peut entraîner le rapprochement entre Paris et Rome, il se veut flegmatique par sa réponse : « Un mari ne se montre pas inquiet lorsque sa femme s’en va faire un pas de danse avec un autre. »
2 – GESTATION ET NAISSANCE DE LA TRIPLE-ENTENTE
1 – L’alliance entre la France et la Russie
Tout d’abord, en 1888, les banques allemandes retirent leur soutien aux titres russes. Les Russes se retrouvent en concurrence avec les Autrichiens sur la question des Balkans – Saint-Pétersbourg souhaitant obtenir un accès à la Méditerranée par le biais d’alliés – mais aussi à la Grande-Bretagne pour ce qui concerne les zones d’influence en Afghanistan et en Perse. Saint-Pétersbourg a donc besoin de diversifier ses alliances et décide de se tourner vers Paris. Des premiers contacts ont lieu dès 1889 entre diplomates russes et français. D’abord officieux, ils deviennent officiels comme la visite de Sadi-Carnot auprès de Nicolas II à Saint-Pétersbourg. De l’autre côté, la France a besoin d’un allié pour contrer l’Allemagne si besoin ; ce qui fait dire à Pierre Milza que la IIIe République parlementaire anticléricale et se réclamant de la Révolution Française ne va pas hésiter à s’allier avec son contraire, soit la Sainte Russie Orthodoxe gouvernée par un autocrate.
Une première alliance économique franco-russe, qui donnera naissance aux emprunts russes est signée à Saint-Pétersbourg en 1892, suivie très vite par une convention militaire tournée à la fois contre l’Allemagne (souhait de la France) mais aussi contre la Grande-Bretagne (souhait de la Russie) au cas où les tensions se feraient plus vives sur la question d’Asie Centrale. On retrouve là, un schéma stratégique qui n’est absolument pas nouveau dans l’histoire des relations franco-russes. Ainsi, lors de la Guerre de Sept Ans, Louis XV et l’Impératrice Elizabeth Petrovna s’étaient alliés contre Frédéric II et en 1807, par la Paix de Tilsit, Napoléon souhaitait qu’Alexandre Ier maintienne une pression militaire sur les frontières est de la Prusse. Cette alliance est consacrée en 1894 lorsque les représentants du Gouvernement Combes ratifient l’alliance avec la Russie à Compiègne devant le Tsar et la Tsarine. La France est sortie de l’isolement et mieux, son principal allié peut menacer les frontières orientales du Reich allemand. Comme nous avons pu le voir avec la course aux armements, cette nouvelle donnée géopolitique contraint Guillaume II à abandonner le développement de la Marine de guerre au profit de l’armement terrestre.
Toutefois, si la diplomatie française fait montre de peu d’anglophilie à l’époque en raison de la concurrence coloniale qui régit les relations entre Londres et Paris, les chefs militaires français ne sont absolument pas enthousiastes à l’idée de devoir affronter laRoyal Navy.
Mais comme l’a bien montré Pierre Milza, l’alliance franco-russe va montrer plusieurs fois ses limites. Cela tient au fait que l’un ou l’autre allié a été spectateur de tensions ou de guerres dans lesquelles il n’avait aucun intérêt à tirer. Ainsi, en 1904-1905, la France assiste en spectatrice à la guerre russo-japonaise même si elle autorise les navires de la Flotte de la Baltique à croiser au large des côtes de la Manche. En outre, en 1909, Saint-Pétersbourg se contentera de soutenir verbalement la France lors de la crise d’Agadir mais les Russes feront comprendre aux Français que le Tsar n’entrera pas en guerre contre l’Allemagne pour une affaire coloniale qui ne la concerne pas. Quoi qu’il en soit, force est de constater que l’alliance franco-russe demeure relativement solide concernant les affaires européennes.
3 – L’Entente cordiale ; la naissance du « système Delcassé »
En 1898, les opinions françaises et britanniques voient chacune la possibilité d’une guerre entre les deux grandes nations. En effet, en octobre, Lord Horatio Kitchener* achève la conquête du Soudan avec une armée anglo-égyptienne contre les Mahdistes suite à la victoire d’Omdourman. Kitchener arrive ensuite au poste de Fachoda où campe le Capitaine Jean-Baptiste Marchand avec un groupe de tirailleurs du Sénégal. Absolument pas en position de résister, Marchand est contraint à la négociation avec les Britanniques. Il doit quitter le poste et repartir vers la Mer Rouge. En France, les nationalistes (de gauche comme de droite) se répand en anglophobie dans la presse. L’opinion française va même jusqu’à soutenir les Boers – montés en héros – face à l’armée anglaise en Afrique du Sud. Au sein des deux gouvernements, on craint la guerre. Pour éviter l’humiliation, le ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé songe d’abord à résister mais Chodron de Courcelles, alors ambassadeur à Londres, lui fait savoir que la Grande-Bretagne est prête à entrer en guerre.
De son côté, l’état-major français fait immédiatement savoir au Gouvernement Dupuy que si la guerre éclate entre les deux puissances, la Marine française est certaine de connaître une défaite humiliante face à la Royal Navy. Réaliste, Delcassé, alors nouveau ministre des Affaires étrangères, choisit la voie de la négociation avec le Gouvernement Salisbury. Finalement, un accord d’entente coloniale est signé le 21 mars 1899 afin de régler définitivement les « frontières » entre les deux empires coloniaux.
Il est grandement aidé dans cette tâche par Paul Cambon alors Ambassadeur de France. Le pari de Delcassé est rationnel. Il sait que la France a besoin de la Grande-Bretagne face aux puissances centrales européennes. D’une part, avec la Weltpolitik de Guillaume II qui souhaite voir l’Allemagne acquérir des colonies en Afrique et en Asie, la Grande-Bretagne craint pour la sécurité des routes maritimes de son Empire, notamment Suez et Bonne-Espérance. Grâce à une intense modernisation de la Royal Navy (construction des cuirassés de dernière génération de classe Dreadnought), Lord Fisher Premier Lord de l’Amirauté a réussi à distancer les Allemands dans ce domaine stratégique. Mais les Britanniques en sont de plus en plus convaincus ; l’Allemagne tente de prendre une position hégémonique en Europe et dans le monde. Il faut donc maintenir l’équilibre au nom du sacro-saint principe de la Balance of Powers.
La Grande-Bretagne va donc décider de sortir de son « splendide isolement » et de se rapprocher de la France. De son côté, grâce à l’action de Paul Cambon, Ambassadeur de France à Londres qui joue les intermédiaires entre le Ministère des Affaires étrangères et le Foreign Office, Théophile Delcassé réussit à convaincre la diplomatie française et le gouvernement au rapprochement avec Londres.
Finalement, le 8 avril 1904, Londres et Paris signent un Traité d’Entente cordiale. Les Français reconnaissent définitivement la domination anglaise sur le Soudan, tandis que Londres fait de même en faveur du Protectorat français sur le Maroc. Ainsi, en 1909 lors de la crise d’Agadir, les Britanniques joueront la modération face à l’escalade mais soutiendront une résolution diplomatique en faveur de la France sur la question marocaine.
4 – La Triple Entente
Pour Théophile Delcassé, une autre équation reste à résoudre. La France est maintenant alliée à la Russie et à la Grande-Bretagne, or Britanniques et Russes se perçoivent toujours mutuellement comme une menace sur les questions perse et afghane. Ajoutons que lors de la Guerre russo-japonaise, Londres avait envoyé des observateurs et même des conseillers militaires à Tokyo pour aider la nouvelle puissance asiatique dans le domaine naval. Pour contrer les puissances continentales européennes, il faut donc que Saint-Pétersbourg et Londres se rapprochent, d’autant plus que Londres et Paris se sont inquiétées lorsque « Willi » (Guillaume II) s’est entendu avec son cher cousin « Nikki » (Nicolas II) sur la signature d’un « pacte de défense mutuelle » à Björkö. Pacte qui ne sera jamais appliqué.
Finalement, le 31 août 1907, Sir Edward Grey chef du Foreign Office pour le Gouvernement Campbell-Bannerman et Aleksandr P. Izvolski (soutenu par le Premier Ministre Piotr Ar. Stolypine pour Nicolas II) signent la Convention Anglo-russe qui partage la Perse et l’Afghanistan entre deux zones d’influence distinctes et maintient aussi l’intégrité territoriale du Tibet.
Combinaison de plusieurs accords, la Triple Entente est donc née. Il en découle que les trois grandes puissances se doivent l’assistance mutuelle en cas d’agression de l’une ou de l’autre. Toutefois, entre la France et la Russie, une nouvelle clause apparaît à propos de la Serbie. Depuis l’indépendance de ce petit Royaume, la Russie en est devenue quelque peu la protectrice au nom du panslavisme mais aussi pour ses intérêts stratégiques.
Penchons-nous un temps sur la Serbie. En 1891, un coup d’État militaire sanglant renverse le Roi Alexandre Obrenovic qui est tué et installe Pierre Ier Karagjeorgjevic, arrière-petit fils de Karagjeorgje, le héros de l’insurrection de 1813. Or, Pierre Ier est un ami de la France ; ancien élève de Saint-Cyr, il a combattu dans la Légion Etrangère sous le nom de Pierre Kara lors de la guerre de 1870. Après sa prise de pouvoir, Pierre Ier instaure une monarchie parlementaire censitaire mais avec plusieurs partis, le plus important étant le Parti radical. Pierre Ier choisit alors comme Premier Ministre, le russophile Nikoa Pasic, rusé chef du PR. La Serbie va très vite entrer en confrontation diplomatique en raison de la Bosnie-Herzégovine, annexée par Vienne en 1908, alors que Belgrade revendique Sarajevo. Du coup, la diplomatie du Tsar voit d’un très mauvais œil Vienne tenter d’étendre sa zone d’influence dans les Balkans au détriment des Serbes.
Or, comme le montre bien Pierre Milza, le Gouvernement de Stolypine réussit à négocier avec Paris une mobilisation militaire si la Serbie est attaquée par Vienne. On voit alors se dessiner l’une des principales limites de la Triple Entente. Peu enclins de sympathie envers le Roi Pierre II et les Serbes, le Foreign Office par la voix de Grey refuse de d’associer la Grande-Bretagne à une telle entreprise diplomatique et militaire.
Toutefois, la diplomatie française va s’activer en faveur de la Serbie car la position géographique du petit royaume fait de lui un glaive tendu vers le flanc austro-hongrois. Plusieurs accords commerciaux sont conclus entre Paris et Belgrade et Belgrade envoie plusieurs élèves-officiers se former à Saint-Cyr.
Cette configuration des alliances qui avait pour but de maintenir un équilibre entre les puissances mais aussi de sortir vainqueur d’un possible conflit va être rendue plus fragile par la poudrière des Balkans.
* L’opinion française l’a oublié à ce moment-ci mais loin d’être francophobe, Lord Kitchener a servi comme volontaire dans l’Armée française contre les Prussiens en 1870.
Lire :
– MILZA Pierre : Les Relations internationales de 1871 à 1914, Armand Collin, Paris
– ALLAIN Jean-Pierre : La Diplomatie de la IIIe République, Dimplomatie HS N°6, Juin-Juillet 2008
– BLED Jean-Paul : Bismarck, Perrin, Paris
> Eudes Turanel anime le blog “France – Histoire – Espérance”, pour “se souvenir, espérer, bâtir”.
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