« Parler russe, et vivre à l’européenne » : tel est le voeu de nombreux habitants de Kaliningrad. Car, situé entre la Pologne et la Lituanie, le territoire de Kaliningrad est un territoire russe enclavé dans l’Union européenne. Grand comme trois départements français (15 100 km2), il compte à peine un million d’habitants. En devenant indépendants en 1991, les pays Baltes ont de fait coupé la région de Kaliningrad du reste de la Fédération de Russie. Il faut désormais passer trois frontières pour rejoindre Pskov, la ville russe la plus proche, située à 600 km.
Ce sont les accords de Yalta et de Potsdam, en 1945, qui attribuèrent aux Soviétiques la ville de Königsberg (rebaptisée Kaliningrad en hommage au chef d’État communiste Kalinine) et le nord de la Prusse-Orientale. Investie le 27 janvier 1945, la ville ne fut prise par les hordes rouges que le 10 avril suivant, après une héroïque résistance. La population allemande installée là depuis l’époque des chevaliers teutoniques, il y a 700 ans, fut expulsée et parfois massacrée. L’histoire retiendra le drame du paquebot DS Steuben, coulé le 10 février 1945 par un sous-marin soviétique alors qu’il transportait des réfugiés civils de la Prusse-Orientale. On estime à 3 500 le nombre de victimes, ce qui en fait le troisième naufrage le plus meurtrier de l’Histoire.
Les populations allemandes qui n’avaient pas fui en 1945 devant l’avancée de l’Armée rouge furent expulsées en totalité vers l’Allemagne à l’automne 1948, après avoir servi de main-d’œuvre servile à l’approvisionnement en produits agricoles de l’Armée rouge et des fonctionnaires communistes, dans l’attente de l’installation de populations soviétiques. Les rabatteurs d’Etat promettaient de nombreux avantages aux colons : l’équivalent de deux ans de salaire, 1 000 roubles pour chaque membre de la famille et un choix entre un prêt de 3 000 roubles ou une vache, sans compter le transfert gratuit jusqu’à Kaliningrad et l’attribution d’une maison abandonnée de ses habitants autochtones !
“Cette baraque délabrée, vestige des conséquences de la Seconde Guerre mondiale, repeuplée de colons russes (86 % de la population en 2010), va-t-elle subir la jurisprudence Poutine ?”
Méthodiquement, les autorités de l’époque ont cherché à effacer toutes les traces de la présence historique allemande. Les villes et les rues ont été rebaptisées. Au nom du « socialisme réel », les habitants ont dû raser les cimetières allemands en les recouvrant d’immenses parcs sur près de 600 hectares. Un chef-d’oeuvre de Grand remplacement qui fera école un jour chez nous.
Cette région a été l’objet ces vingt dernières années de deux approches opposées, portées par deux objectifs très différents. La Russie, pour sa part, considère comme essentiel le rôle stratégique de Kaliningrad. Avec la disparition de l’Union soviétique, il ne reste plus à la Russie que deux bases navales sur la mer Baltique : Kronstadt (Saint-Pétersbourg), bloquée par les glaces l’hiver, et Baltiisk, libre de glaces, dans l’enclave. Siège de la flotte de la Baltique, l’enclave abrite 60 000 militaires. En 2013, ont été installés une station radar Voronej et des missiles Iskander (SS26), pouvant transporter des charges nucléaires, faisant ainsi peser une menace sur un rayon de 600 km. Le radar, lui, contrôle l’espace aérien et spatial du pôle Nord à l’Afrique du Nord et détecte les missiles à 6 000 km à la ronde.
Quant aux Européens, ils redoutent le voisinage de Kaliningrad au moins autant comme zone de misère que comme base d’agression militaire. Tous les fléaux peuvent y être trouvés. La pollution y est de plus en plus problématique. On y recense le plus fort taux de séropositivité de toute la Russie et la toxicomanie y bat tous les records. Le nombre de délits y est supérieur de 20% à la moyenne russe. Enfin, last but not least, le PIB est de moitié inférieur à celui des pays voisins.
Face à ce défi pour les voisins polonais et lituanien, l’Union européenne aide financièrement la région, dans le but de sécuriser ses frontières. Le 27 avril 2004, un accord entre l’Union européenne et la Russie a été signé, exemptant de droits de douane et de transit les marchandises. Par ailleurs, la Lituanie fournissait à l’enclave 80% de son électricité et couvrait une grande partie de ses besoins alimentaires. Les herbes aromatiques venaient de Pologne, les melons d’Espagne, les oranges de Grèce. L’enclave importait 70% de ses produits laitiers, 50% des fruits, 44% des légumes et 40% des volailles de ses voisins européens.
Mais depuis le 7 août, la Russie a interdit toute importation de denrées alimentaires de l’Union européenne, en réaction aux sanctions occidentales. En fait, comme souvent en Russie et peut-être plus encore à Kaliningrad, le sens de la débrouille est une seconde nature. L’économie parallèle pèserait pour 60% du PIB. Kaliningrad échappera probablement aux pénuries, d’autant qu’un accord entre la Russie et l’Union européenne autorise depuis 2012 de « petits mouvements frontaliers » : moyennant une vingtaine d’euros pour deux ans, les Kaliningradois peuvent obtenir un permis les dispensant de visa pour se rendre dans les départements polonais frontaliers. Un accord que ni Moscou ni Varsovie n’ont remis en cause pour l’instant. En Pologne, les prix sont jusqu’à trois fois moins chers pour certaines denrées comme la charcuterie, poussant de nombreux Russes à faire leurs emplettes dans les villes frontalières.
Une question se pose, tout de même. Cette baraque délabrée, vestige des conséquences de la Seconde Guerre mondiale, repeuplée de colons russes (86 % de la population en 2010), va-t-elle subir la jurisprudence Poutine ? Car la Crimée, ukrainienne depuis seulement 1954 d’après la propagande moscovite, vient d’être annexée à la Russie. La Prusse orientale, russe depuis seulement 1946, date de l’annexion officielle par Staline, devrait logiquement être restituée à l’Allemagne. On peut rêver…
18 Comments
Comments are closed.