Manifestations en Ukraine : un point de vue ukrainien

Les Ukrainiens qui sont aujourd’hui dans la rue ne manifestent pas tant pour rejoindre l’Europe que pour se séparer d’une Russie despotique et agressive vis-à-vis de ses voisins. Ils manifestent pour une Ukraine réellement indépendante et pour rompre définitivement avec l’époque soviétique.

J’ai interrogé mes amis ukrainiens résidant à Varsovie, qui ont beaucoup de proches et d’amis parmi les manifestants, sur les raisons qui, à leur avis, ont fait sortir des centaines de milliers de leurs compatriotes dans la rue après le refus de l’Ukraine de signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Un accord qui n’a donc été signé que par la Géorgie et la Moldavie. Était-ce si important pour l’Ukraine de signer cet accord ? Après tout, il ne garantit en rien une adhésion future, et pourquoi d’ailleurs les Ukrainiens voudraient-ils rejoindre l’UE alors que les gens qui y sont déjà se plaignent de plus en plus des eurocrates de Bruxelles ? L’Ukraine dont le principale partenaire commercial est la Russie n’a-t-elle pas plus à perdre qu’à gagner sur le plan politique et économique ? Quel avenir pour le soulèvement populaire ?

Par rapport à la Révolution Orange de 2004-2005, la révolte actuelle manque cruellement de vrais leaders. Président de 2005 à 2010, après la révolution qui avait fait annuler les élections truquées devant porter Viktor Ianoukovytch à la présidence avec le soutien de la Russie (1), Viktor Iouchtchenko a été très affaibli par les attaques répétées de l’ex-Premier ministre Ioulia Tymochenko, elle aussi proche du pouvoir russe et corrompue. C’est en tout cas la vision de mes amis ukrainiens qui ne sont d’ailleurs pas pressés de la voir sortir de prison, convaincus qu’ils sont de sa culpabilité. Pour eux, les Ukrainiens qui protestent contre « l’option russe » choisie par le pouvoir actuel ne demandent pas la libération de Tymochenko et ils ne comprennent pas pourquoi l’Union européenne a fait de cette libération une des conditions à la signature de l’accord d’association. De leur côté, les leaders actuels de l’opposition ne semblent pas rassembler autant que Iouchtchenko et Tymochenko à l’époque de la Révolution Orange. Malgré tout, les manifestants croient fermement pouvoir obtenir la démission du gouvernement et un retour de l’Ukraine à la table des négociations avec l’UE en vue de signer l’accord d’association.

Étant donnée que parmi les proches de mes amis ukrainiens descendus dans la rue, il y a aussi des prêtres catholiques, uniates et orthodoxes et que, mis à part l’Église orthodoxe russe en Ukraine, les Églises ukrainiennes (2) soutiennent les manifestants et leur donnent refuge, je leur ai demandé pourquoi les Ukrainiens veulent se rapprocher d’une UE de plus en plus gauchiste, pro-LGBT, pro-idéologie du genre, pro-avortement, anti-famille, christianophobe, etc. Et pourquoi ils ne préfèrent pas une Russie perçue par certains, notamment en France, comme un pays orthodoxe, conservateur, qui prend aujourd’hui la défense des chrétiens en Syrie et ailleurs. Mais telle ne semble pas être la vision d’au moins une partie du peuple ukrainien. La Russie de Poutine est perçue en Ukraine, ou par une partie de l’Ukraine, comme un État policier dirigé d’une main de fer par le FSB, l’héritier du KGB (ce qui est d’ailleurs un fait : les officiers et ex-officiers du KGB/FSB sont très présents à tous les niveaux du pouvoir russe, à commencer par Vladimir Poutine lui-même). Son ingérence politique pendant la Révolution Orange et aujourd’hui, mais aussi ses ingérences et interventions militaires dans d’autres pays voisins, anciennes républiques de l’Union soviétique, comme la Géorgie ou la Moldavie, ses pressions par le biais du gaz russe, dont les fournitures sont bloquées ou dont les prix s’envolent en fonction des différends politiques entre la Russie et les pays où Gazprom bénéficie d’un monopole, le passé tsariste et soviétique (l’Ukraine commémorait le 23 novembre le 80e anniversaire de la Grande Famine de 1932-33, un génocide perpétré par Staline qui a tué, selon les estimations, plus de 7 millions d’Ukrainiens (3)) tandis que la Russie continue de protéger ses criminels communistes et a remis au goût du jour, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, la version soviétique de l’histoire : tout cela concourt à rendre les voisins de la Russie plutôt nerveux. Les Ukrainiens ont pourtant élu Ianoukovytch en 2010, fais-je remarquer. Et c’est un fait que l’est du pays, russophone, proteste moins aujourd’hui et qu’il soutient plus massivement le Parti des Régions du président ukrainien. « Ils ne s’informent que par la télévision et son nourris de propagande », me dit-on. « C’est aussi la conséquence de la politique de Ioulia Tymochenko qui a complètement bloqué l’action du président précédent, Iouchtchenko, et qui a fait que beaucoup d’Ukrainiens ont été déçus par la Révolution Orange. »

Je demande encore à mes amis ce qu’évoquent pour eux ces drapeaux rouges et noirs que l’on voit flotter ici et là au-dessus des têtes des manifestants, des drapeaux de l’UPA, l’organisation nationaliste ukrainienne qui a mené pendant la Deuxième guerre mondiale, lorsque l’Ukraine était occupée par l’Allemagne nazie, une politique d’extermination des Juifs et des Polonais (quelques explications ici). Mais cet aspect peu glorieux de l’histoire de la lutte des Ukrainiens pour leur propre État est peu connu en Ukraine et il est aujourd’hui nié ou bagatellisé par l’historiographie ukrainienne comme il l’a été par l’historiographie soviétique.

Quant aux aspects économiques des négociations de l’accord d’association, la Russie a déjà fait payer très cher à l’Ukraine sa tentative de rapprochement avec l’Union européenne en bloquant certaines importations, en intensifiant les contrôles douaniers, causant l’apparition de longues files d’attente aux frontières entre la Russie et l’Ukraine, et en expulsant de nombreux citoyens ukrainiens de son territoire. Vladimir Poutine promettait encore d’autres sanctions si l’Ukraine avait finalement signé l’accord d’association au sommet de Vilnius.

« Vous voudriez malgré tout que l’Ukraine se rapproche de l’UE » ?, me suis-je enquis. « Nous voudrions surtout que l’Ukraine soit seule, sans la Russie. Nous ne savons pas si cet accord d’association est si important que cela. Les gens ne savent pas non plus si un rapprochement avec l’UE apportera la prospérité à l’Ukraine, mais ils veulent s’arracher à la dictature de la Russie. Ils ne veulent pas que l’Ukraine soit comme la Biélorussie. »

Pour mes amis ukrainiens, la Russie poutinienne n’est pas si différente de la Russie soviétique qu’il n’y paraît et c’est elle qui a besoin de l’Ukraine pour y faire du business, mais aussi pour réaliser sa politique impérialiste, comme elle l’a fait en Géorgie. Les gens qui protestent dans la rue ne désirent pas tant se rapprocher de l’Union européenne qu’achever le processus d’indépendance commencé lors de la désintégration de l’Union soviétique. Ils veulent que l’Ukraine devienne un État européen vraiment indépendant dont la politique ne sera plus sous l’influence oppressante de Moscou.

Photo : Flickr.com/mac_ivan/CC

1. Viktor Iouchtchenko a même été empoisonné en 2004 et les services secrets russes sont soupçonnés d’avoir au moins participé à cette tentative d’assassinat.
2. Église gréco-catholique ukrainienne, Église catholique romaine ukrainienne et Église orthodoxe ukrainienne
3. En hiver 1932-33, pour écraser la résistance des Ukrainiens trop attachés à leur terre face à la collectivisation, toutes les réserves de nourriture et de grain ont été confisquées, les champs encerclés par le NKVD (le prédécesseur du KGB), avec interdiction de s’en approcher. Les trains aussi étaient étroitement surveillés pour empêcher les Ukrainiens affamés de partir. Les gens mouraient lentement de faim. Hommes, femmes, enfants, vieillards. Des unités spéciales du NKVD venaient chercher les corps. Les Ukrainiens affamés qui essayaient de cueillir de la nourriture dans les champs malgré l’interdiction étaient tués d’une balle dans la tête. Le grain pris aux Ukrainiens était exporté à l’Ouest par millions de tonnes. L’Ouest savait et commerçait malgré tout. Sept millions de personnes sont mortes de faim pendant l’hiver 1932-1933 en Ukraine et c’était à ce moment-là le programme d’extermination le plus efficace jamais vu dans l’histoire de l’Humanité.

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50 Comments

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  • 0 / 10
  • hermeneias , 7 décembre 2013 @ 15 h 29 min

    christiane

    les USA et l’UE n’oublions pas !

    Ne jouons pas toujours les pov’ petites victimes du grand méchant loup . C’est une sorte de pensée magique là encore avec un “deus ou diabolos ex machina”

  • Libre , 7 décembre 2013 @ 18 h 02 min

    Ils veulent surtout contraindre l’Ukraine qui est actuellement un état neutre militairement à rentrer dans l’OTAN…

  • Monique Neveu , 7 décembre 2013 @ 18 h 03 min

    Merci pour un article qui retablit un peu l’equilibre mediatique. Certains commentateurs devraient apprendre l’histoire de l’Ukraine au lieu de regarder par la lorgnette des idees toutes faites.
    Les nazis ont paye, les bolchos/cocos,non.
    Les crimes des nazis rappeles quotidiennement; ceux des communistes oublies.
    Les criminels russes bolchos, reconvertis en defenseurs democratiques, et les moutons gobent cela.
    Les Ukrainiens veulent etre libres d’avoir un pays independant.
    La meilleure solution pour les pays colonises par l’ex URSS serait qu’ils s’allient en un bloc independant pour faire ensemble face aux appetits russes et allemands.

  • hermeneias , 7 décembre 2013 @ 19 h 37 min

    Monique Neveu

    Vous vivez surf une autre planète ? On reste ébahi à lire des commentaires comme le votre .

    Rétablir l’équilibre médiatique ?

    Cet article se contente de ressasser des vieilles lunes ( pas si vieille d’accord ) car la donne a changé . Il y a de nouveaux totalitarismes “socialo-libéraux” , interrnationaux ( via le FMI , l’ONU…) et islamique…
    Et les médias mainstream vont TOUS dans le même pour faire pression , du chantage , afin que l’Ukraine rentre dans le rang européen .
    La Russie actuelle , quels que soient ses défauts présente un pole de résistance à un occident miné de l’intérieur en état de SIDA socio-culturel sans identité , attaqué de tout côtés , sans défenses immunitaires .

    Vous avez du mal comprendre

  • Cesar , 8 décembre 2013 @ 18 h 58 min

    Il suffit de regarder une carte pour comprendre les enjeux stratégique en place
    L’Ukraine détient les structures portuaires, nécessaires aux russes, vers la mer méditerrané, tant commerciaux que militaire. De l’autre les “États Uniens” d’occident qui ne veulent pas qu’un pays puissant se recrait sur leur aile droite. Du moins sans pouvoir le dominer.
    Pour ceux qui connaissent l’Ukraine ils savent que c’est le “grenier à blé de l’Europe”. Ces terres sont d’une richesse immense pas besoin d’engrais …. Même du temps des Tzars ce pays était un véritable coffre fort commerciale agricole qui remplissait les caisses de l’Etat au détriment des habitants de ce pays Martyre.
    Les richesses du sous sol sont importantes notamment en charbon (peut exploité à ce jour) les communistes ayant pillés les réserves de gaz naturels.
    Ce pays est aussi le lieu de passage des conduites de gaz et de pétrole Russe vers les pays européens.
    Cela explique en partie les “manœuvres” actuels compliqués d’une population dont les aspirations sont ignorées de ses divers dirigeants.
    En attendant ce pays à beaucoup de mal à décoler. L’ancienne nomenklatura étant toujours en place, la corruption y est toujours très présente, c’est aussi un important facteur de ralentissement économique.

  • David , 9 décembre 2013 @ 10 h 16 min

    Poutine reconstituer l’URSS, c’est absurde, d’ailleurs il ne va pas du tout dans ce sens.

    Et la Russie n’a aucun interet a redevenir un Etat d’URSS.

  • David , 9 décembre 2013 @ 10 h 38 min

    1) La Russie n’est pas l’URSS ni son successeur même si elle en a prit tout l’héritage matériel, (ambassade, bombe ex…) plus encore elle n’est pas à l’origine de l’URSS, l’URSS c’est formé sur une république Russe qui comprenait la Grande Russie (Russie actuel plus Kazakhstan) la petite Russie (Ukraine) et la Russie blanche (Biélorussie).

    Le communisme tant avec Lénine qu’avec le Géorgien Staline a toujours fustigé ”les grand russiers” ou “bourgeois grand russier” comme étant quasiment une race d’ennemie et l’un comme l’autre considérait qu’il fallait faire une sorte de discrimination positive contre les “grand russier” (soit les Russes actuels) et ont peu dire que ça n’a pas manquer de fonctionner, àprès Lenine il n’y a presque plus eu de “Grand Russier” à le tête de l’Etat et justement il n’a pas manquer de “petit russier” soit d’Ukrainiens actuel dans ce poste et dans le polit bureau.

    Pour faire court la Russie n’est pas plus responsable des crimes de l’URSS que l’Ukraine.
    On parle des famines provoqués d’Ukraine sous Staline, (qui certainement vue le grand coup de barre à gauche de ce site est pour beaucoup ici un falsificateur d’une idéologie humaniste) mais dix ans avant il y a eu la même chose sous Lénine (attention j’ai touché l’icône) et contrairement à l’Ukraine il y a eu utilisation de gaze toxique.

    La famine d’Ukraine était une ignominie sur une base odieusement égalitariste et absolument pas identitaire.

    2) La Biélorussie n’est pas si inféodé que cela à la Russie, le prouve d’ailleurs la non reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, (qu’au passage la très pacifique Union Européenne aurait voulu laisser se faire écraser) la Biélorussie est en Europe un des pays qui est justement le moins inféodé, elle a des relation avec la Pologne ou d’autre pays, mais il faut bien reconnaître que les pays de l’UE ne sont pas très chaleureux avec elle.

    La CEI est bien moins contraignante que l’EU.

    3) Pure délire, quel serait l’intérêt de Poutine que les prisons soit dans un mauvais état, d’ailleurs puisque vous en parlez, sachez que l’URSS ayant fait de très nombreuses prisons en Russie, la Russie est un des Etat qui a le plus de place libre dans les prisons qui ne sont rempli qu’à un peu plus de 50%. Pour vous dire comme c’est un Etat policier.

    Si le 24 mars avait eu lieu en Russie, ont aurait probablement dit que c’était la reproduction de 1956 en Hongrie.

    Alors il faut se méfier des clicher intéressés des médiats.

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