2e partie de l’entretien accordé par Christophe Beaudouin, auteur de « La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne », au mensuel Nouvelles de France d’octobre 2013. La première partie peut être lue ici.
Que penser de la thèse de François Asselineau qui affirme (et semble prouver) que l’UE a été voulue par les États-Unis ?
Vous savez, en plus de vingt siècles, l’unification de l’Europe a été voulue par beaucoup de gens, recommandables ou non (sourire). Les tentatives impériales, rarement heureuses, dominent toute l’histoire européenne. Je vous renvoie à l’excellent livre de John Laughland La liberté des nations sur les multiples inspirations de « l’idée » européenne. S’agissant de la contribution américaine à cette unification, elle n’est en effet pas négligeable. Mais il n’y a là rien de bien nouveau. Les documents déclassifiés, publiés et exploités par les historiens depuis longtemps ont en effet confirmé comment, en pleine guerre froide, la CIA a arrosé de millions de dollars les mouvements européistes, afin de contrer l’Union soviétique. Washington n’a d’ailleurs jamais dissimulé sa stratégie pour l’Europe unie et elle a pu s’appuyer, chez nous, sur des Jean Monnet, Giscard et autre Cohn-Bendit. Il vaut évidemment mieux pour les États-Unis avoir un seul interlocuteur, à Bruxelles, que vingt-huit ou trente nations différentes. Depuis l’AMGOT (« gouvernement militaire allié des territoires occupés » et déjà sa monnaie) que de Gaulle fit capoter, plus tard la CECA, le projet de CED, Maastricht, Lisbonne etc. les États-Unis ont encouragé ouvertement l’intégration européenne, mais aussi les élargissements, d’ailleurs jusqu’à la Turquie dont ils soutiennent expressément l’adhésion. En réalité, il n’y a que la France qui puisse être vraiment contrariée par l’hégémonisme américain. Qui d’autre, au fond, parmi nos partenaires européens, peut vouloir d’une Europe européenne et d’un monde multipolaire ? L’Allemagne est une puissance continentale, les pays du Sud sont tournés vers la Méditerranée, ceux d’Europe centrale et orientale se sont précipités avec enthousiasme sous le parapluie atlantique. Bref, il n’y a que la France, avec sa géographie exceptionnelle à cinq façades, plus une sixième outre-mer, que la nature ait dotée d’une vocation mondiale. Toute notre Histoire en témoigne. L’Europe est trop petite pour elle. Mais ses élites ont si peu d’ambition pour la France, qu’elles l’ont enfermée à double tour dans un processus d’amputation de souveraineté – au nom de la paix ! – avant de l’abandonner, finalement, désarmée et ligotée, aux oligarchies financière, militaro-industrielle et pétrolières qui contrôlent aujourd’hui la mondialisation.
Vous insistez aussi sur la question de la responsabilité, un quasi-gros mot en 2013…
Oui, je n’ai toujours pas compris comment on pouvait se dire « libéral » – qu’il s’agisse de l’économie, du pouvoir ou des individus – sans penser à la responsabilité pourtant indissociable. La liberté sans la responsabilité, ça n’est plus que de la sauvagerie. Dans le champ politique comme ailleurs, plus personne n’est responsable de rien. Les gouvernements européens sont formellement responsables chacun devant son parlement, mais ils n’ont plus l’autorité – puis qu’ils n’exercent plus la souveraineté monétaire, budgétaire ni 80% de la souveraineté législative – tandis que les pouvoirs supranationaux, eux, détiennent l’autorité, mais ne sont responsables devant aucun peuple. Pourquoi cette irresponsabilité politique, qui est pourtant une condition de l’État de droit ? Tout simplement parce que l’Union n’est génétiquement pas un souverain politique, qu’elle n’est pas un « gouvernement » au sens étatique, et d’ailleurs heureusement ! Ses organes moteurs – la Commission, la Cour de justice et la Banque centrale – constituent des autorités juridiquement et politiquement indépendantes, mettant simplement et pleinement en œuvre les traités négociés et ratifiés par les États, visant à l’unification juridique et marchande. En vidant de son contenu la souveraineté, on a dépossédé le citoyen de ses droits politiques : son vote ne pèse pas plus lourd que le bout de papier qu’il glisse dans l’urne. Oui c’est l’amputation de la première de ses libertés, celle de choisir collectivement son destin. Le seul choix qu’on lui laisse, c’est de voter pour la « Nouvelle star » et de changer de marque de petits pois. En prenant un peu de hauteur, on comprend bien que cette dissolution progressive de la responsabilité dans la sphère politique n’est que le versant public de ce qui s’est amorcé dans la sphère privée, avec le déclin de la responsabilité individuelle et du mérite, au profit de la culture des droits subjectifs.
“L’intégration supranationale est l’ultime voyage de démocraties fatiguées, presque soulagées d’en finir, sans mauvaise conscience, avec les responsabilités décidément exigeantes de la souveraineté.”
Vous distinguez l’Europe d’avant les traités de Maastricht et de Schengen, alors faite de coopération entre nations à peu près souveraines, aux frontières intactes et au marché commun protégé par un tarif douanier, et une « Europe d’après », où les souverainetés, les frontières et la préférence communautaire ont été démantelées. C’est la « liquidation de l’Europe comme civilisation et comme projet » dites-vous…
En effet, le passage de l’Europe des nations à l’Europe de l’intégration, et du Marché commun à la globalisation marchande est la signature d’un grand renoncement. Un renoncement à l’Europe comme volonté et comme civilisation. Un renoncement à la démocratie comprise comme la souveraineté collective et plus généralement au « gouvernement des Hommes ». Ce renoncement égoïste des nouvelles élites – celles qui contrôlent les flux d’argent et d’information mondiaux – connaît de grands précédents historiques : au IVe siècle, la décadence de l’esprit public qui frappa la classe dirigeante romaine causa le désordre à l’origine de l’implosion de Rome ainsi offerte aux envahisseurs ; de même, l’effondrement moral des élites françaises prépara l’effondrement militaire et « l’étrange défaite » de mai-juin 1940 selon la célèbre formule de Marc Bloch. Mais comment justifier encore leurs privilèges si les élites tournent ainsi le dos au Bien commun ? Chateaubriand voyait dans cette trahison des élites une sorte de fatalité : « Une classe dirigeante connaît trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités : sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier.» Ainsi, au lendemain de la chute du mur de Berlin en 1989, les dirigeants des démocraties de l’Ouest européen, où l’individualisme égoïste minait depuis longtemps l’esprit public, furent pris de panique devant les responsabilités nouvelles dont leurs démocraties héritaient en tant que nations souveraines, dans un monde enfin libre. À rebours de cette libération historique qui aurait dû réjouir le continent et le monde entier, elles se ruèrent sur une conception fusionnelle de l’Europe, d’ailleurs vieille des années cinquante. Sentant le vide ronger la nation de l’intérieur, l’élite française n’imaginait plus depuis longtemps, pour la nation, de destin propre. Plutôt que de penser une architecture européenne souple conjuguant respect des démocraties, besoin de frontières et économie de marché, les États d’Europe se collèrent les uns aux autres sous l’égide de l’administration bruxelloise, comme des poules malades dans un coin du poulailler. Ce n’était plus la paix ou la fraternité européenne qui les poussaient cette fois, mais l’angoisse du monde qui changeait. L’intégration supranationale est l’ultime voyage de démocraties fatiguées, presque soulagées d’en finir, sans mauvaise conscience, avec les responsabilités décidément exigeantes de la souveraineté.
Quels sont les pays où les dirigeants et/ou les peuples commencent à ouvrir les yeux sur ce qu’est devenu l’UE ?
Prenez les études Eurobaromètre depuis plusieurs années, vous verrez que l’Union européenne est de plus en plus impopulaire. Les personnes les plus hostiles sont, en terme de classe d’âges les plus de 40 ans et en terme de catégories : les chômeurs, les indépendants et les retraités. Pour la France, je rappelle quand même le « non » massif au référendum de 2005 et vous renvoie à sondage IFOP pour Valeurs Actuelles publié en juin, révélant la chute continue depuis dix ans du taux d’opinions positives. C’est frappant parmi les pays les plus touchés par la crise dans le sud de l’Europe, mais aussi en France où ceux qui pensent désormais que « l’appartenance à l’Union est une mauvaise chose » est passé de 25% en 2004 à 41% en 2013. En Allemagne, le nouveau parti anti-euro créé par des intellectuels (AFD) a recueilli 4,9% aux élections générales, ce qui lui donnerait quelques élus avec le même score aux Européennes et il a des chances de progresser. Les sondages sont mirobolants pour l’UKIP au Royaume Uni, Nigel Farage ayant réussi à faire de son parti la troisième force politique du pays. En réalité, la défiance à l’encontre des élites dirigeantes – dont l’Europe intégrée est l’unique projet depuis quarante ans – est colossale sur tout le continent. Le risque aujourd’hui, c’est que cette défiance populaire soit, dans certains pays, davantage captée par des partis farfelus, racistes ou dangereux (Grèce), plutôt que par des candidats sérieux, responsables et compétents.
À suivre !
> Lire la première partie de l’entretien.
> La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne. Tome 278, par Christophe Beaudoin
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