Il semble que ces derniers jours, les médias traditionnels en font un peu trop sur l’impact supposé dans l’histoire de ces attentats. Cette analyse historique a pour but de relativiser des faits dont l’interprétation est jusqu’à ce jour beaucoup trop irrationnelle et subjective.
17 morts, voilà le bilan objectif de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo suivi des deux prises d’otages au cours des jours suivants. La presse unanime a déclaré l’événement sans précédent. Dans l’histoire de la presse, oui. Dans l’histoire de la Ve République ?
De multiples précédents
Il convient de relativiser en revenant à l’histoire :
– Les tueries de Toulouse et de Montauban firent sept victimes (trois militaires et quatre civils).
– L’attentat à la bombe de 1996 à la station Port Royal à Paris fit quatre morts et 170 blessés et suivit ceux de 1995, toujours à Paris, avec 8 morts et 146 blessés.
– La prise d’otages du vol Air France 8969 reliant Alger à Paris en décembre 1994, dont l’objectif présumé était de toucher la Tour Eiffel, fit seize blessés (grâce à l’héroïsme rappelons-le du GIGN, comme pour les derniers attentats, d’ailleurs).
Ces événements ont comme point commun un terrorisme se revendiquant de l’Islam. D’autres faits de ce poids ont marqué l’histoire de la Ve République :
– Les émeutes des banlieues dans la région parisienne, du 27 octobre au 17 novembre 2005, mirent la France en état d’urgence, faisant 10 000 voitures incendiées, des bâtiments d’utilité publique vandalisées, pillées ou brûlées.
– Rappelons le braquage du casino de Deauville et la prise d’otages par Jacques Mesrine, sans compter ses multiples évasions qui terrorisèrent la population française à la fin des années 1970, l’enlèvement d’Henri Lelièvre en 1979, la torture jusqu’à la mort du journaliste Jacques Tillier la même année. Au cours de ces mêmes années, il faudrait évoquer aussi le terrorisme de la bande à Baader, d’Action directe et de l’Extrême-gauche dans son ensemble.
– Les années 1961-1962 furent les plus sombres sans doute, en nombre de morts, terrorisant la population par les innombrables et récurrents attentats principalement commis par le Front de libération nationale de l’Algérie (FLN), sur fond de décolonisation, mais aussi par l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
Inscrits dans l’histoire, les derniers événements qui viennent de se produire, loin d’être à négliger toutefois, ne sont que la continuité d’une histoire militaire remplaçant la guerre traditionnelle par l’action terroriste. Le terrorisme est légitimé depuis 1914, depuis que la violence armée a dépassé les champs de bataille en touchant les populations civiles. Michel Onfray a raison de rappeler les propos de Clausewitz sur la « petite guerre » qui succède à la « grande guerre ». Plus en amont encore, les attentats anarchistes du début du XXe siècle eurent un impact historique bien plus important qu’aujourd’hui, initiant une manière nouvelle, autrement que révolutionnaire, de terroriser la population française.
Les raisons d’une hystérie
Il s’agit de comprendre ici pourquoi une telle hystérie collective a remplacé l’analyse des autres événements inscrits plus raisonnablement dans leur contexte historique. C’est sans doute d’ailleurs cette hystérie qui rend l’événement inédit, quoique le 21 avril 2002, date du passage du second tour de Jean-Marie Le Pen aux élections présidentielles, l’ait précédé dans cet ordre.
Ce qui distingue tout d’abord l’événement des autres, c’est que des journalistes ont été directement touchés. La réaction corporatiste de la profession a été d’accaparer l’ensemble de la sphère médiatique, permettant ainsi de modeler l’opinion publique selon ses propres injonctions morales (atteintes aux droits de l’homme, à la liberté d’expression et la fameuse litanie « pas d’amalgame »…). La puissance médiatique a été telle qu’en l’espace des quelques heures suivant l’attentat de Charlie hebdo, un slogan a été trouvé – Je suis Charlie –, imprimé et diffusé dans toute les grandes villes de France. Les journalistes ont su être terriblement efficaces. Rappelons que dimanche 11 janvier, le matin même de la grande manifestation où se rendaient la plupart des chefs d’Etat de la planète, la secte Boko Haram faisait plus de 2000 morts au Nigeria, dans l’indifférence la plus totale.
Cette hystérie s’est caractérisée par un processus d’indifférenciation, résultat du désir mimétique que théorise l’anthropologue René Girard. En effet, la volonté collective que soient nommés « Charlie » tous ceux qui manifestent – tous les Français même –, prouve symboliquement dans quel état de rivalité les Français sont entrés. Tout le monde porte le même prénom, scande les mêmes slogans et cherche un même coupable. Tout le monde devient tout le monde, au-delà même de la manifestation. Si crise mimétique il y a, c’est bientôt un bouc-émissaire – innocent des crimes qu’on lui impute – que l’on viendra exécuter pour apaiser les tensions. Le drapeau de « l’extrémisme » brandi comme à son habitude par Manuel Valls, est une manière de conceptualiser l’ennemi d’une façon telle que n’importe quel coupable peut y être inséré. Le fonctionnement est le même que pendant la Terreur. L’ennemi est idéologique. Je peux être extrémiste, vous pouvez l’être, tout dépend de celui qui le définit à l’instant T. Sa définition est modelable. « Nous sommes tous Charlie » ; celui qui ne l’est pas est désigné coupable.
La fin d’un monde
La journée du dimanche 11 janvier a renoué avec la religion républicaine : Dimanche soir, place de la République, Marianne a été entourée de bougies, comme celles que l’on dépose à la Grotte de Lourdes. On a prié la République, pour qu’elle nous sauve au nom des droits du genre humain. On a invoqué les saints de la patrie et de la liberté d’expression, Voltaire et les philosophes des Lumières. On veut désormais panthéoniser les victimes. La pratique est connue depuis 1789, mais elle tend depuis un certain nombre d’années à disparaître. Elle revient parfois subrepticement, comme ce jour. Mais il semble là que ce soit une des dernières manifestations de cette religion séculière.
Car, rappelons que toutes les grand-messes d’unité nationale précèdent une grande défaite. La République est un régime de discorde tempéré par des fêtes, disait Daniel Halévy. Le 14 juillet 1790, fête de la Fédération, était le prélude à la fin de la monarchie. La manifestation gaullienne de juin 1968 précédait le départ du Général. La grande parade de François Mitterrand vers l’Arc de Triomphe après son élection en 1981 précédait la mort du communisme français et des illusions marxistes. Le bicentenaire de la Révolution française précédait la remise en cause de la Terreur, du populicide vendéen et donc de l’idéologie d’une Révolution comme d’un seul « bloc ». La manifestation du 1er mai 2002 précédait la fin du règne de l’anti-racisme. « Le paroxysme d’une idée est souvent le prélude à son déclin », me disait justement un ami. La question est aujourd’hui de savoir de quelle fin le dimanche 11 janvier 2015 est le présage.
> Pierre Mayrant est journaliste et historien.
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