Tribune libre de François Préval
Il fallait s’y attendre : A force de brasser des thèmes d’actualité brûlante, le dernier opus de la trilogie Batman de Christopher Nolan déclenche la polémique et suscite un certain nombre d’interprétations idéologiques plus ou moins pertinentes. S’il existe indéniablement une conception politique et idéologique de la société actuelle dans The Dark Knight rises, il n’est cependant pas évident de déterminer de manière irrévocable quel parti prend le film.
Ce qui est intéressant, c’est que le film a été interprété aussi bien comme une oeuvre de propagande anti-démocrate et anti-républicaine aux Etats-Unis. Ainsi, des militants républicains ont pointé du doigt le fait que le nom de Bane, le méchant principal du film, est pratiquement le même que celui de l’entreprise Bain Capital que dirigea il y a peu Mitt Romney, candidat républicain à la présidence. Une interprétation quelque peu hasardeuse avouons-le, d’autant plus que le créateur du personnage de Bane l’a lui-même démenti. Mais c’est surtout en sens inverse que vont la plupart des récupérations politiques. C’est notamment The Guardian qui donne le ton : «The Dark Knight Rises contient une vision audacieusement capitaliste, radicalement conservatrice, et justicière qui propose de façon sérieuse, frémissante, que les souhaits des riches soient défendus (…). Mitt Romney serait ravi». Le quotidien de gauche voit également un parallèle troublant entre le plan de Bane et le mouvement Occupy Wall Street. Pour le site américain Salon.com, les tribunaux populaires mis en place par les criminels ralliés à Bane font inévitablement penser à la terreur révolutionnaire française et son président (l’épouvantail, joué par Cillian Murphy qui reprend son rôle des deux premiers opus) renvoie à Fouquier-Tinville. Enfin, le critique de Salon Andrew O’Hehir n’hésite pas à atteindre le point Godwin en affirmant que le film n’est rien moins que fascisant. «Le scénario de Nolan pousse la légende de Batman à l’extrême, en proposant une vision de l’histoire humaine comme celle d’une lutte entre le désir individualiste et l’héroïsme et le sens du sacrifice, opposés à la corruption sans espoir de la société.» Donc, l’héroïsme, le sens du sacrifice et la lutte contre la corruption relèveraient du fascisme, première nouvelle!
Plus sérieusement, qu’en est-il? Bien sûr, chacun verra midi devant sa porte. Ceci étant, il est évident que le personnage de Batman a une portée éminemment conservatrice. Le simple fait qu’il se range du côté des institutions en place, défende l’ordre social et combatte le crime sous toutes ses formes, et ce dans tous les films et les comics-books d’origine le démontre aisément. La trilogie de Nolan accentue encore son aspect justicier en butte aux autorités légales de Gotham City. Batman se distingue toutefois des personnages récurrents de justiciers (comme celui de Frank Castle, alias the punisher, autre héros de comic-book) par un certain légalisme (puisqu’il coopère dés ses débuts avec le commissaire Gordon) et son humanisme étant donné qu’il refuse de tuer les criminels qu’il capture. Cet humanisme est cependant mis à rude épreuve dans Batman begins où le jeune Bruce Wayne, qui n’est pas encore Batman, manque de tuer l’assassin de ses parents et laisse mourir Ra’s al Ghul (Liam Neeson), principal méchant du film. La tentation d’une justice expéditive, par ailleurs présente dans certains comics, plane donc. Néanmoins, Batman reste fidèle à sa ligne de conduite dans The Dark Knight et The Dark Knight rises. Dans le second opus, il n’hésite pas à mettre en place un système de vidéo-surveillance ultra-sophistiqué permettant de surveiller l’ensemble des citoyens de Gotham, afin de capturer le Joker, et ce malgré la désapprobation de Lucius Fox (Morgan Freeman) qui coopère néanmoins. Batman lui-même n’est pas très enthousiaste à l’idée de recourir à ce moyen et se débarrasse de cet instrument sitôt le Joker mis hors d’état de nuire. Un mal nécessaire en certaines circonstances en somme. Dans ce troisième et dernier opus, c’est surtout le manque de fiabilité des institutions en place qui est pointé du doigt ainsi que leur incompétence chronique, dés le début du film où les autorités de la ville sont persuadés de la culpabilité de Batman dans la mort d’Harvey Dent (dont ces autorités ignorent qu’il était devenu Double-face) jusqu’à la fin où elles s’avèrent incapables d’empêcher Bane de prendre la ville en otage et elles empêchent cependant l’évacuation des civils. Cette incurie profonde des institutions est parfaitement incarnée par le personnage du commissaire-adjoint Peter Foley (Matthew Modine) qui refuse de croire le commissaire Gordon quand celui-ci lui fait part de ses observations sur la présence de Bane dans les sous-sols de Gotham et refuse également de joindre le même Gordon quand ce dernier tente de l’enrôler dans la bataille finale contre Bane. Le commissaire James Gordon (Gary Oldman) est la seule autorité policière fiable (dans le premier opus de Nolan, il est le seul officier de police non corrompu) et compétent et courageux (il est en première ligne avec Batman aide efficacement ce dernier). Il est d’ailleurs tout à fait conscient des limites et des insuffisances de son corps de métier. Le jeune policier John Blake, alias Robin (Joseph Gordon-Levitt), par ailleurs admirateur de la première heure de Batman, finit par rejoindre le commissaire Gordon dans son manque de confiance en ces autorités pusillanimes, incompétentes et bureaucratiques, en quittant la police et en trouvant une autre manière de combattre le crime. Signalons que si la justice et la police s’avèrent peu fiables en tant qu’institution, les policiers en tant qu’individus sont plutôt à l’honneur, présentés comme étant courageux et responsables, n’hésitant pas à assaillir presque à main nue les mercenaires de Bane armés jusqu’aux dents. Le tableau est édifiant : hommage aux hommes de la police, mais leur institution est sévèrement critiquée. Quant au personnage de Bane, il est avant tout un psychopathe qui cherche à semer le chaos sur terre, à l’instar du joker avant lui. Il n’a aucune raison rationnelle d’agir ainsi, pas même son affiliation à la ligue de Ra’s al Ghul puisqu’il en fut exclu. Son discours anarchisant et anticapitaliste précédant sa prise de contrôle de la ville et la libération des criminels n’est donc qu’une prétexte servant sa propre folie destructrice. Il n’empêche, le film montre bien la nocivité intrinsèque d’un tel discours et l’ensemble des bas instincts qu’il ne manque pas d’entrainer.
On peut donc dire qu’en définitive le film est en grande partie conservateur (défense de l’ordre existant, imparfait mais seul valable, une certaine idée des valeurs traditionnelles, civisme, patriotisme, amour) mais aussi libertarien (défiance vis à vis d’autorités incompétentes, appel à la responsabilité individuelle) et surtout profondément désabusé et pessimiste sur la nature humaine, souvent prompte à la complicité avec le mal ou, au mieux, à la passivité. Le pessimisme est encore renforcé par l’image de son héros, un Batman usé et handicapé, vieilli avant l’heure dés le début du film, et n’arrivant pas à trouver le bonheur au grand dam d’Aldred Pennyworth, son fidèle majordome (Michael Caine). Mais il est largement tempéré par la victoire finale des héros, surtout due à leur inébranlable volonté et leur intégrité morale (c’est particulièrement visible chez Batman et le commissaire Gordon, un peu moins chez Selina Kyle, alias Catwoman, qui finit cependant par dépasser son penchant égocentrique pour s’élever moralement, répondant ainsi à l’espoir de Batman qui l’a laissé libre face à ses responsabilités: “Vous valez mieux que ça”). Il n’est donc pas évident de classer ce film pour sa position politique d’autant plus qu’il a avant tout une valeur de divertissement efficace et spectaculaire. Mais il défend bien une certaine conception de la société actuelle. Ce n’est évidemment pas un hasard si ce troisième opus, non seulement brasse autant de thèmes d’actualité forts, mais en plus reflète une ambiance et une mentalité proches de notre époque. Le réalisateur Christopher Nolan l’a lui-même ouvertement admis à la presse, affirmant que son film pouvait donner lieu à diverses interprétations en fonction des sensibilités politiques de chacun. Et, en tous les cas, si le film parvient à ce but de manière aussi efficace, et tout en offrant un spectacle d’une grande qualité, c’est avant tout la démonstration indéniable qu’il s’agit d’un excellent film, peut être d’un chef-d’oeuvre dont on pourra reparler dans plusieurs années.
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