Libre conversation avec Yvon Gattaz, par Philippe Simonnot*
Lors de sa prestation dans l’émission “Des paroles et des actes”, le 27 septembre 2012 sur France 2, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault a fait allusion à ses conversations avec Yvon Gattaz, le Président du Conseil national du patronat français (CNPF) de 1981 à 1986 et membre de l’Institut. Il n’est pas le seul à être intéressé à recueillir les avis de cet homme d’expérience. Celui qui est aujourd’hui président de l’Association des moyennes entreprises patrimoniales et des entreprises de taille intermédiaire (ASMEP-ETI) ainsi que de Jeunesse et entreprises nous explique le problème de la « surfusion des effectifs » en France. Une lourde menace de plus sur le « front du chômage »…
Ph. S. : Quels étaient vos objectifs au départ quand vous avez créé l’ASMEP en 1995 ?
Y.G. : Quand nous avons créé l’ASMEP (Association des moyennes entreprises patrimoniales) en 1995, une législation qui datait de 1983 sur les droits de succession rendait très difficile la transmission d’une entreprise à des héritiers. Cette loi frappait surtout les ETI, les entreprises de taille intermédiaire. Les TPE (très petites entreprises) et les PME (petites et moyennes entreprises) étaient beaucoup moins touchées, à cause de la progressivité des droits de succession. Et les GE (grandes entreprises) l’étaient moins à cause de la dispersion de leur capital.
Les ETI sont définies par un effectif compris entre 250 et 5 000 salariés, un chiffre d’affaires inférieur à 1,5 milliard d’euros et des fonds propres inférieurs à 2 milliards d’euros.
Les droits de succession en 1983 avaient doublé passant de 20 à 40% en ligne directe. Ils ne pouvaient être payés par les héritiers. Le résultat était une vente massive de ces entreprises à des étrangers.
La propension à de telles ventes, il faut s’en rendre compte, est forte. Quand on cherche à vendre une entreprise, le marché mondial est évidemment plus vaste que celui de l’Hexagone. Il y a donc plus de clients éventuels et donc vous pouvez vendre plus cher. Les démarches peuvent être aussi beaucoup plus discrètes quand vous sortez du landernau patronal français. Enfin vous avez la possibilité de laisser une partie du produit de la vente à l’étranger à l’abri du fisc français.
Ph. S. : C’est une fraude ou c’est de l’ « optimisation fiscale » ?
Y. G. : Les deux termes sont parfois proches.
Si on ajoute à toutes ces incitations un doublement des droits de succession, l’attrait de telles opérations est irrésistible. Et de fait, on assistait à une véritable hémorragie de ce patrimoine entrepreneurial au profit de l’étranger.
En 1995, à peine l’ASMEP constituée, nous sommes allés voir le Gouvernement avec une liste impressionnante d’entreprises rachetées par des étrangers. Il a semblé convaincu. Nous avons alors concocté un « pacte de conservation des titres ». Les droits de successions étaient ramenés au niveau antérieur, c’est-à-dire qu’ils étaient réduits de moitié, à condition que le ou les héritiers s’engagent à ne pas vendre le titre de propriété pendant un certain temps. Mais le projet a été invalidé par le Conseil constitutionnel. Il était impossible dès lors de revenir à la charge. On nous a fait comprendre qu’on avait fait le maximum.
Dès que les socialistes sont revenus au pouvoir en 1998, nous avons repris notre bâton de pèlerin et nous sommes allés voir notamment Dominique Strauss-Kahn, ministre de l’Économie, et Didier Migaud, alors rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale. Ils étaient d’accord avec notre analyse. Ils ont trouvé une astuce pour passer à travers les fourches caudines du Conseil constitutionnel : l’abattement de 50% porterait non pas sur le taux mais sur la valeur de la succession. Et de fait, l’amendement Migaud fut validé par le Conseil en 2000.
Restaient les décrets d’application. Nous sommes allés en discuter à Bercy. Il a fallu s’y rendre de nombreuses fois. Le Service de législation fiscale voulait nous imposer un pacte de conservation des titres de 16 ans. Tout à fait irréaliste pour qui connaît un tant soit peu la vie d’une entreprise. Après le départ de Strauss-Kahn, j’ai pris contact avec son successeur Christian Sautter qui a agi efficacement et a imposé une réduction de moitié de la durée de conservation, soit 8 ans. Depuis, notre pacte a très bien fonctionné.
En 2002, Jean-Pierre Raffarin est nommé Premier ministre. Cette fois, c’est avec Renaud Dutreil, chargé des PME, que nous avons affaire. Nous obtenons 75% d’abattement sur les droits de succession et également sur l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) sur la part de l’ « outil de travail » dans le capital des actionnaires non dirigeants de l’entreprise qui ne bénéficiaient pas, comme les actionnaires dirigeants, de l’exonération d’ISF, et qui avaient signé un pacte de conservation des titres dans la durée.
Ainsi nous avons pu stopper une hémorragie qui vidait de son capital tout un réseau d’entreprises moyennes dont par ailleurs on nous dit tous les jours l’importance pour l’économie française, l’innovation, l’exportation, la compétitivité, la croissance et également l’emploi.
Ph. S. : Et depuis la victoire de Hollande le 6 mai 2012 ?
Y. G. : Nous avons eu très peur. Dès l’arrivée du nouveau gouvernement, des rumeurs circulaient sur la remise en cause de ce que nous avions obtenu sur l’ISF. Mes amis étaient très inquiets. Je leur disais que j’avais déjà connu ça en 1981 avec Mitterrand. Et c’est vrai que cela me rappelait ce temps où, en tant que président du CNPF, je me rendais à l’Élysée sur la demande du président de la République pour lui donner des sortes de leçons de choses sur l’entreprise (nous avons raconté tout cela dans Mitterrand et les patrons, Fayard). J’avais confiance. Toutes ces promesses électorales sont surfaites. La réalité sera inévitablement reconnue, disais-je à mes compagnons. Et de fait, nous avons trouvé, je dois le dire, des interlocuteurs attentifs.
Mais nous sommes encore très vigilants car de nombreuses menaces fiscales planent sur les ETI.
“Les ETI représentent, en fait, la taille adulte de la petite entreprise qui a réussi et grandi alors que les GE résultent plus souvent de montages financiers que de la simple croissance biologique.”
Ph. S. : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez pas ETI ?
Y. G. : Au départ, il y a eu l’ASMEP, comme je vous l’ai dit. Il s’agissait d’entreprises patrimoniales, c’est-à-dire d’entreprises où les dirigeants ont une part significative du capital leur permettant de prendre des décisions stratégiques. Ces entreprises sont de trois sortes : les entreprises personnelles, qui se sont construites autour d’un homme ou d’une femme ; les entreprises familiales, qui comme leur nom l’indique, sont liées à une famille ; enfin, le cas le plus courant, des entreprises où les associés propriétaires ne sont pas parents entre eux. Aux États-Unis, où il n’y a pas la prévention contre la famille que l’on ressent en France depuis les « deux cents familles », on parle de façon extensive de family business, même si les liens avec la famille sont distendus.
Ph. S. : Alors pourquoi les ETI ?
Y. G. : Le 5 mars 2008, Nicolas Sarkozy, Président de la République, est venu en personne aux Entretiens d’ASMEP. Et il a déclaré : cette catégorie va exister. Le 4 août suivant c’était voté au Parlement par la Loi de modernisation économique. Les entreprises patrimoniales figurent pour 70% dans ce nouvel ensemble ETI. On compte quelque 4 600 ETI, elles font le tiers des exportations françaises, 23% de l’emploi salarié. Elles comprennent une centaine de leaders mondiaux ou européens. Plus de 200 ETI sont cotées en Bourse. Bref, ce n’est pas une catégorie de transition, elles ont une véritable existence – à l’instar du Mittelstand allemand ou des Medium Size Companies américaines. Les ETI représentent, en fait, la taille adulte de la petite entreprise qui a réussi et grandi alors que les GE résultent plus souvent de montages financiers que de la simple croissance biologique.
Ph. S. : Quels sont aujourd’hui leurs handicaps dans la compétition mondiale ?
Y. G. : En premier lieu, les charges sociales sont beaucoup trop lourdes. En conséquence, le chômage dans notre pays atteint des niveaux inquiétants. C’est un mélange explosif qui peut nous mener à une révolution. Nous l’avons expliqué maintes fois à nos gouvernements. La seule façon d’en sortir est de créer de vrais emplois, des emplois rentables donc durables, et non pas des emplois de substitution subventionnés que l’on offre provisoirement aux jeunes ou aux seniors. Les charges sont trop lourdes et les contraintes trop sévères : les 3 000 pages du Code du Travail devrait être allégées significativement.
Il n’y a qu’une seule chose qui peut inciter, et même obliger les entreprises à embaucher, c’est la croissance économique. Mais la croissance ne se décrète pas. Il faut un écosystème favorable aux entrepreneurs. On parle enfin aujourd’hui de compétitivité. Dans ce domaine, nous attendons le rapport Gallois avec confiance.
Ph. S. : Mais si l’on réduit les charges des entreprises, qui va payer ?
Y. G. : Je regrette la « TVA emploi » car nous l’avions ainsi appelée. Haussée à 24% comme nous l’avions proposé, c’aurait été un moyen idéal de freiner les importations et de favoriser les exportations, puisque la TVA s’applique aux produits importés et non aux produits exportés. Et la répercussion sur les prix de consommation aurait été faible, comme en Allemagne, compte tenu de la concurrence aiguë actuelle.
Ph. S. : Et le Code du travail ?
Y. G. : Il faut savoir que les entrepreneurs français sont les seuls au monde à avoir peur d’embaucher. Aux États-Unis, les patrons se frottent les mains quand ils peuvent accroître leur main d’œuvre. Chez nous, c’est tout le contraire. Tout simplement parce que le licenciement est très difficile et qu’en cas de retournement de conjoncture vous restez avec une main d’œuvre trop nombreuse sur les bras. Contrairement à une idée répandue, la flexibilité sociale favorise l’emploi. Nous en avons eu la preuve scientifique en 1986 avec la suppression de l’autorisation administrative de licenciement qui a sauvé ou créé quelque 350 000 emplois en 18 mois, suivant les statistiques concordantes de l’UNEDIC et de l’INSEE.
“Contrairement à une idée répandue, la flexibilité sociale favorise l’emploi. Nous en avons eu la preuve scientifique en 1986 avec la suppression de l’autorisation administrative de licenciement qui a sauvé ou créé quelque 350 000 emplois en 18 mois.”
Ph. S. : Quelle est la situation actuelle sur le front de l’emploi ?
Y. G. : Les entreprises françaises, et même les ETI, connaissent dans ce domaine la « surfusion des effectifs » : on sait qu’en chimie un milieu est en surfusion lorsqu’il reste liquide en dessous de la température de cristallisation mais qu’à la moindre secousse il peut cristalliser en masse. Les licenciements peuvent malheureusement subir le même phénomène, car aujourd’hui, les effectifs de beaucoup d’entreprises sont notoirement excédentaires. Gare au choc ! Gare aux prises en masse par contamination proche !
Ph. S. : En octobre prochain va démarrer une grande conférence sociale entre les partenaires sociaux sous l’égide du ministère du Travail autour du thème de la flexisécurité, même si le mot n’est pas prononcé par nos gouvernants. Qu’en attendez-vous ?
Y. G. : Nous n’y participerons pas car notre syndicat ASMEP-ETI n’a pas sollicité une place dans les négociations sociales nationales. Nous prônons le dialogue direct à la base, humain et personnalisé. Contrairement aux rumeurs, ce dialogue humain à la base est très intense et très efficace.
Depuis cinq ans, en dépit de la crise, grâce à ce dialogue incessant, les ETI ont pu conserver leurs effectifs avec l’espoir d’une reprise ultérieure.
Ph. S. : Du côté syndical, ça bouge un peu sur l’aspect flexibilité, un thème qui vous est cher.
Y. G. : En effet, il semble que certains syndicats soient conscients de ce problème. Il s’agit de donner la sécurité à l’individu et non au poste.
Il faut bien voir que nous courons tous des risques. Quand j’ai créé Radiall avec mon frère Lucien, j’ai dû apporter à la banque une caution personnelle sur tous mes biens. Ensuite, quand l’entreprise a grandi, j’ai voulu obtenir une main levée sur cette caution, et j’ai eu beaucoup de difficultés.
“Aujourd’hui, les effectifs de beaucoup d’entreprises sont notoirement excédentaires. Gare au choc ! Gare aux prises en masse par contamination proche !”
Cela dit, je suis tout à fait à d’accord pour reconnaitre que le salarié a besoin d’une certaine sécurité. Il n’est pas un « entrepreneur à risques », et ce n’est pas à lui de supporter le poids des crises. Mais il faut faire comprendre au public la gravité de la situation économique actuelle. Les Français, en moyenne, sont peu conscients du drame qui se joue.
Ph. S. : Si cette conférence échoue, Hollande a dit que l’État prendrait ses responsabilités.
Y G : Je crois que le Président a raison.
Ph. S. : En 1984, lorsque vous étiez Président du CNPF (ancêtre du MEDEF), la négociation sur ce thème ayant échoué, le gouvernement socialiste avait dû introduire lui-même des assouplissements dans le code du travail.
Y. G. : Malheureusement en France, on soutient les entreprises les plus malades pour « sauver » des emplois. C’est la culture de l’ourson. Dès qu’il pleurniche, on le gâte. En France, on jalouse le succès au lieu de l’encourager, et on subventionne les canards boiteux. Il faut couper les vivres aux entreprises vraiment malades et sans espoir, et favoriser la croissance des petites entreprises pour qu’elles deviennent des ETI performances, innovatrices et exportatrices. Nous manquons cruellement d’ETI : 4 600 en France contre 10 500 en Grande-Bretagne et 12 500 en Allemagne.
Ph. S. : Comment expliquez-vous l’effondrement relatif des exportations françaises ?
Y. G. : Sans doute 20% par le manque de pugnacité des entrepreneurs, et 80% par un écosystème défaillant. Le ministre du Travail, avec qui j’en ai discuté, pense que c’est plutôt 50/50. Mais c’est déjà beaucoup pour le système français.
Ph. S. : Que pensez-vous de la taxe de 75% sur les riches ?
Y. G. : Il n’y a pas de revenus millionnaires parmi les dirigeants des ETI.
Ph. S. : Il est vain, en effet, de distinguer la fiscalité des entreprises de celle des ménages. Fiscalement, l’entreprise est une abstraction. Au final, ce sont bien des personnes physiques qui payent l’impôt. D’autre part, punir fiscalement les entreprises parce qu’elles distribuent des dividendes n’a aucun sens du point de vue économique.
Y. G. : Depuis un certain temps, les dividendes distribués par les ETI servent à payer les impôts : tout d’abord ceux des actionnaires non dirigeants qui paient l’ISF sur la valeur de l’entreprise (hors de proportion avec leurs propres revenus), et aussi des dirigeants propriétaires qui ont fait une donation-partage et qui doivent payer pendant quinze ans des droits de donations très élevés. Dans ces deux cas, les dividendes distribués repartent immédiatement au Trésor.
Ph. S. : Quelle est la situation actuelle des ETI ?
Y. G. : Vous savez, nous pensons sans modestie que ce sont les meilleures entreprises françaises. Effectivement, elles ont peut-être un peu mieux supporté la crise que les autres catégories d’entreprises. Mais la crise n’est pas terminée et nos ETI sont prudentes.
Optimistes, elles ont maintenu leurs dépenses d’innovation-recherche, d’implantations internationales, et même leurs effectifs dans l’espoir d’une reprise proche. Mais il ne faudrait pas que celle-ci soit trop éloignée.
En tout état de cause, elles maintiennent leurs stratégies et leurs engagements :
– Très souvent patrimoniales,
– Très souvent industrielles,
– Vision permanente à long terme,
– Prudence financière,
– Appointements discrets,
– Réinvestissement des profits,
– Enracinement provincial,
– Climat humain confiant (moins de licenciements, plus de formations).
Je suis heureux que cette catégorie d’entreprise ETI, récemment reconnue par la loi, le soit aussi par le public français.
Lire aussi :
> Libre conversation avec Anthony de Jasay
3 Comments
Comments are closed.