Nouvelles de France a rencontré le journaliste polonais conservateur Artur Dmochowski (1), qui conteste, arguments à l’appui, la version officielle de la catastrophe de Smolensk. C’est la première fois qu’un média français se fait l’écho de cette thèse, très largement relayée en Pologne. Voici la seconde partie de cet entretien exclusif (la première peut être consultée ici) :
D’après le rapport officiel, il y avait du brouillard, les pilotes ont mal lu leur altitude, l’ordre d’abandonner la procédure d’atterrissage est tombé trop tard et l’avion a accroché un arbre qui a arraché son aile gauche, à la suite de quoi il se serait retourné et se serait écrasé sur le dos, d’où l’ampleur des dégâts et l’éparpillement des débris. Est-ce que ces faits, au moins, ne font plus l’ombre d’un doute ?
Non, ce n’est pas ce qui s’est passé. Dans votre question, la seule chose qui correspond à la réalité, c’est qu’il y avait du brouillard. C’est pourquoi, conformément à la procédure habituelle dans de tels cas, l’aéroport n’ayant pas été fermé par les Russes et le Tu-154 n’ayant pas été redirigé vers un aéroport de réserve, les pilotes ont entamé la descente jusqu’à l’altitude de décision, c’est-à-dire 100 mètres au-dessus du niveau de l’aéroport, pour voir si les conditions permettaient d’atterrir. Nous ne connaissons que partiellement la suite des événements mais il a été établi avec certitude que la version russe fondée sur la stupidité des pilotes et leurs décisions suicidaires était pure fiction.
Vous ne suggérez toute de même pas que c’était un attentat ?
Si, c’est exactement ce que je suggère. Un des moments clés de la catastrophe, c’est la descente du Tupolev jusqu’au niveau des 100 mètres, une descente guidée par le contrôle aérien russe. C’était sans doute indispensable pour pouvoir enclencher la suite des événements qui ont conduit à la destruction de l’avion. Toutes les données divulguées montrent en effet, sans l’ombre d’un doute, qu’à partir du seuil des 100 mètres, l’avion a commencé à se comporter comme si l’équipage en avait perdu le contrôle. L’ordre de faire descendre l’avion à 100 m était d’ailleurs d’autant plus suspect que toutes les personnes présentes dans la tour de contrôle de Smolensk et toutes les personnes impliquées dans le guidage de l’avion polonais (parmi lesquelles l’officier de service à Moscou) étaient persuadées que l’atterrissage était impossible face à la détérioration des conditions météorologiques. Il avait même été convenu que le meilleur aéroport de réserve serait celui de Vnoukovo, près de Moscou.
Or, contre toute attente, le général Benediktov qui dirigeait l’opération a ordonné de faire descendre l’avion présidentiel polonais jusqu’au niveau des 100 m. Cet ordre a même suscité des protestations chez les contrôleurs aériens mais un ordre a mis fin à leur courte dispute avec le commandement, un ordre qui a été enregistré dans la tour de contrôle : « On le fait descendre à 100 mètres, 100 mètres. Fin de la discussion ! » On sait maintenant à peu près ce qui s’est passé après. L’avion a d’abord commencé à plonger sans qu’on sache pourquoi, jusqu’à quelques mètres seulement au-dessus du sol. On ne sait pas ce qui a provoqué cette descente jusqu’à un niveau aussi bas. Le plus probable, c’est que quelqu’un a réussi à prendre le contrôle à distance du système de commandes ou du pilote automatique.
Cependant le pilote, le capitaine Protasiuk, a réussi un tour de force en parvenant à faire remonter l’appareil et à sortir du vallon situé devant l’aéroport. Et c’est à ce moment-là, à environ 300 mètres de la piste d’atterrissage, que le Tupolev a, selon toute évidence et en dépit de la version officielle, explosé au-dessus des arbres. A-t-il été touché par un missile radioguidé ou y avait-il une bombe cachée à bord, ou bien a-t-il été abattu par un commando équipé d’un lance-missiles ? Peut-être le saurons-nous un jour…
Je ne comprends pas. Qui pourrait donc vouloir tuer le président Kaczynski et toutes ces personnes à bord ? Dans quel but ? Après tout, même si le déroulement de l’enquête et la scène du crash éveillent de nombreux doutes et ne permettent pas d’exclure l’hypothèse d’un attentat, il faudrait tout de même une motivation sérieuse pour un tel acte. Les prochaines élections présidentielles devaient se dérouler en Pologne à l’automne et d’après les sondages de l’époque, Lech Kaczynski avait peu de chances de gagner une deuxième fois. Sans parler du fait qu’un tel attentat n’aurait pas pu réussir sans ce brouillard ce matin-là sur l’aéroport de Smolensk. Personne ne pouvait prévoir avec certitude qu’il y aurait un tel brouillard, n’est-ce pas ?
Créer artificiellement du brouillard sur la trajectoire d’atterrissage d’un avion n’est pas compliqué à faire. Les Russes ont des équipements qui servent à créer des écrans de fumée et qui peuvent générer un tel brouillard en quelques minutes. Mais de toute façon le brouillard n’était pas indispensable pour un attentat. La thèse de l’erreur de l’équipage avancée par les Russes aurait été possible même sans brouillard.
En revanche, la question sur les motifs est essentielle. Vladimir Poutine avait-il des raisons de pouvoir souhaiter la mort du président polonais ? C’est un vaste sujet, mais sans entrer dans les détails, la réponse est oui. Le président Kaczynski était le principal obstacle à la domination de la Russie en Europe centrale et orientale. Il conduisait une politique active d’alliances avec les États de la région, de la mer Baltique à la mer Noire. C’est pourquoi il y avait une hostilité visible, affichée même publiquement, du pouvoir russe envers Lech Kaczynski. Il était clair que sa politique mettant en avant l’indépendance de la Pologne et le souci de nos intérêts suscitait des réactions inamicales à Moscou. Et l’organisation en août 2008 du voyage en Géorgie de quatre présidents de pays membres de l’Union européenne, dont la présence a contribué à sauver ce pays de l’occupation par l’armée russe qui était imminente, a été pour le Kremlin l’outrage ultime qui a débouché sur une animosité ouverte de Poutine.
Dans cette situation, c’est scandaleux d’avoir permis que l’aéroport de Smolensk ne soit sécurisé que par les services russes. Cela revenait à « exposer » Lech Kaczynski et toute la délégation polonaise.
Si c’était vraiment un attentat, et notamment si, comme vous le suggérez, l’avion a explosé en vol, était-il vraiment possible de cacher cela ? Dans les environs de l’aéroport de Smolensk il y a des silos avec des missiles balistiques et la zone est donc certainement surveillée de près par les satellites américains. Dans l’hypothèse d’un brouillard artificiel et d’une explosion, les Américains n’auraient-ils pas des photographies compromettantes ?
C’est sans doute le cas. Je pense que le véritable déroulement de la catastrophe est connu à Washington. Mais à partir du moment où Obama a lancé une politique de « nouveau départ » avec la Russie, la divulgation de tels faits ne l’arrangerait pas du tout. Et ce, d’autant plus que la partie la plus intéressée en théorie, c’est-à-dire le gouvernement polonais, n’a jamais demandé l’aide de ses alliés. Non seulement, d’ailleurs, elle n’a pas demandé de l’aide, mais le procureur militaire qui conduisait l’enquête côté polonais s’est vu reprendre le dossier et a été sanctionné après avoir eu des contacts avec les autorités américaines. Il y a seulement quelques jours (2), le parquet a refusé la participation à l’autopsie des deux corps exhumés d’un des meilleurs anatomopathologistes au monde, le professeur Michael Baden qui avait été tout spécialement invité en Pologne par les familles des victimes. Le plus curieux, ce sont les mots prononcés par un des procureurs qui, pour justifier le rejet de la demande de participation du professeur Baden à l’autopsie, une demande formulée par les familles, a expliqué à ces dernières que « la Russie est une grande puissance ». Avant de s’expliquer sur un ton quelque peu hystérique : « je sais que vous pensez que je suis au service d’une puissance étrangère, mais c’est faux ».
D’après ce que vous dites, les anciens services communistes auraient apparemment conservé leur influence en Pologne ?
Malheureusement oui. Prenons un exemple : l’organisation de la visite de la délégation présidentielle à Smolensk avait été confiée à un certain Tomasz Turowski, vice-ambassadeur de la Pologne à Moscou. Dans les années 80, c’était un des agents les plus précieux du bloc de l’Est au Vatican. Cet homme connaît sans doute les secrets les mieux gardés de notre époque car il était au centre des deux attentats les plus importants des dernières décennies : 19 ans avant la tragédie de Smolensk, le 13 mai 1981, il se trouvait place St Pierre à Rome au moment où Ali Agca tentait de tuer Jean-Paul II…
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Notes :
1. Artur Dmochowski est journaliste au quotidien et hebdomadaire conservateur Gazeta Polska. Né en 1959 à Cracovie, il est diplômé d’histoire de l’Université Jagellonne de Cracovie. En 1977 il a participé aux manifestations après la mort de l’étudiant Stanislaw Pyjas assassiné par les services de sécurité. Membre actif de Solidarnosc dans les années 80, il a pris part à différentes publications du syndicat d’opposition et aux grèves de 1981 et 1988. Arrêté et interrogé à de nombreuses reprises par les autorités communistes, il est devenu directeur de la rédaction de l’antenne régionale de la télévision publique à Cracovie au moment du changement de régime, puis a travaillé pour différentes rédactions. Conseiller du ministre des Affaires étrangères en 1993-96, puis représentant de la Pologne dans le cadre de la mission de la CSCE en Géorgie en 1994 et de la mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine en 1996. En 2006, Artur Dmochowski a présidé à la création de la chaîne historique de la télévision publique polonaise TVP Historia et a été le premier directeur de la nouvelle chaîne avant d’être remercié avec la première vague de nettoyage politique au sein des médias publics qui a suivi l’arrivée de Donald Tusk au pouvoir. Artur Dmochowski est aussi, entre autres, co-auteur, avec le reporter Mariusz Pilis, du film documentaire « Lettre de Pologne » tourné pour la télévision publique hollandaise et du livre publié sous le même titre. Il s’agissait du premier film polonais sur la tragédie de Smolensk.
2. Notre entretien avec Artur Dmochowski s’est déroulé dans les bureaux varsoviens du journal Gazeta Polska le 23 mars 2012.
De notre correspondant permanent en Pologne.
[Cet entretien est extrait des Nouvelles de France n°6 d’avril 2012.]
Lire aussi :
> Artur Dmochowski : « La tragédie de Smolensk, un attentat russe » (1/2)
> Drame de Smolensk : des questions, peu de réponses…
Crédit photo : capture d’écran de « Lettre de Pologne ».