C’était un des piliers de la politique du premier ministre polonais et de son parti libéral (PO) qui tient les rênes du gouvernement depuis 2007 : faire croire à un rapprochement avec la Russie et se servir de ce rapprochement comme argument contre l’opposition conservatrice du parti PiS des deux frères jumeaux Kaczyński, présentés comme deux populistes germanophobes et russophobes. Il est vrai que sous la présidence de Lech Kaczyński, de 2005 à 2010, et plus encore quand son frère Jarosław était premier ministre en 2006-2007, les relations entre Pologne et Russie étaient plutôt tendues, même si cela avait en fait commencé sous la présidence d’Aleksander Kwaśniewski (parti social-démocrate post-communiste SLD), avec la médiation active de la Pologne pendant la Révolution Orange ukrainienne. Une médiation qui s’était soldée pour la Pologne par un embargo russe sur les importations de viande polonaise, un poste d’exportation important pour l’économie polonaise, au prétexte de certificats vétérinaires qui auraient été falsifiés. Cet embargo a duré pendant toute la durée des gouvernements du parti conservateur (PiS) des frères Kaczyński et n’a été levé qu’après la victoire du PO de Donald Tusk aux élections législatives de 2007. Donald Tusk et ses amis sont même allés jusqu’à jouer la carte russe contre le président Lech Kaczyński qui avait été élu en 2005 pour cinq ans et, lorsque Lech Kaczyński a organisé en août 2008 une visite de soutien de plusieurs chefs d’État d’Europe centrale et orientale à Tbilissi dans une Géorgie envahie par les troupes russes, il a été applaudi dans la capitale géorgienne et violemment critiqué à Varsovie comme à Moscou. C’est à Tbilissi que Lech Kaczyński avait prononcé la phrase dont on voit le deuxième volet se réaliser aujourd’hui : «Nous savons bien que c’est aujourd’hui la Géorgie, demain ce sera l’Ukraine et après-demain les Pays baltes, et plus tard ce sera peut-être le tour de mon pays, de la Pologne ! Nous étions profondément convaincu que l’appartenance à l’OTAN et à l’UE mettrait fin à l’époque des appétits russes. Cela s’est avéré être une erreur.»
À contrario, Donald Tusk et son parti s’efforcent depuis plusieurs années de convaincre que l’époque où la Pologne pouvait être menacée par ses voisins est révolue et que la Pologne a aujourd’hui, contrairement à l’époque où gouvernait le grand méchant PiS, d’excellentes relations avec tous ses voisins. Arrivé au pouvoir, Donald Tusk a retiré les objections de la Pologne contre le Nord Stream, ce gazoduc reliant directement la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique, c’est-à-dire en fait en évitant l’Ukraine et la Pologne. Il a annoncé un nouveau dialogue avec la Russie, un dialogue incarné par son ministre des Affaires étrangères, Radosław Sikorski, qui semblait vouer une haine personnelle farouche aux frères Kaczyński. Ce qui était très embêtant d’ailleurs car en Pologne comme en France, le président de la République a certaines compétences en matière de politique étrangère, mais c’est sans doute justement pour cela que Sikorski avait été choisi à ce poste.
La réconciliation russo-polonaise devait se concrétiser avec la participation de Vladimir Poutine aux commémorations du 70e anniversaire du commencement de la Deuxième guerre mondiale à Gdańsk, en Pologne, et si la vision très soviétique de l’histoire de la guerre exprimée par Vladimir Poutine à cette occasion n’était pas de nature à faire plaisir aux Polonais, Donald Tusk et son ministre des Affaires étrangères ont choisi de ne pas en faire cas. Mais le summum de la réconciliation entre Donald Tusk et son homologue russe (Vladimir Poutine était lui aussi premier ministre à ce moment-là) a consisté à accepter l’invitation du gouvernement russe à une commémoration des massacres de Katyń le 7 avril 2010 sans le président polonais Lech Kaczyński, alors que des commémorations purement polonaises avaient déjà été prévues avec la participation des associations des familles des officiers polonais exécutés par le NKVD soviétique dans la forêt de Katyń en 1940 et aussi d’une délégation conduite par le premier ministre Donald Tusk et le président Lech Kaczyński.
Les avions de Donald Tusk et de Vladimir Poutine ont donc atterri à l’aéroport militaire de Smolensk le 7 avril 2010 tandis que celui transportant Lech Kaczyński et sa délégation ne devait atterrir pour les commémorations polonaises prévues de longue date que le samedi 10 avril. Comme on le sait, l’avion du président polonais n’a pas pu atterrir en raison du manque de visibilité et il n’a pas non plus réussi à remettre les gaz pour repartir vers un autre aéroport. Lech Kaczyński a donc trouvé la mort avec toute sa délégation et v’là t’y pas que le dernier obstacle à un rapprochement franc et cordial entre les deux gouvernements était levé. On faisait en outre d’une pierre deux coups car l’état-major polonais décédé en masse dans cette catastrophe avait la particularité d’être constitué de généraux qui n’avaient pas été formés à Moscou. Une fois morts, on a pu les remplacer à nouveau par des généraux beaucoup plus liés avec leurs homologues russes, des généraux qui ne bloqueraient plus le retour des officiers du service de renseignement militaire polonais dissous par le gouvernement Kaczyński. Des officiers également très liés au renseignement russe depuis l’époque communiste. Le rapprochement pouvait donc se faire à tous les niveaux. Seul bémol à cette idylle, Jarosław Kaczyński, qui aurait dû être du voyage, avait décidé au dernier moment de rester au chevet de sa mère malade, et il continue donc d’enquiquiner ce pauvre Donald Tusk (même si d’un autre côté c’est quand même un peu grâce aux méthodes de communication de Kaczyński que Donald Tusk peut s’accrocher au pouvoir depuis si longtemps).
Donald Tusk et Vladimir Poutine à Smolensk le soir de la tragédie du 10 avril 2010Poussé par l’enthousiasme du moment, Donald Tusk a donc sans faire de difficulté accepté d’abandonner toute l’enquête à la partie russe et aujourd’hui, près de 4 ans après, l’épave (enfin ce qu’il en reste) et les boîtes noires sont donc toujours en Russie et elles y resteront sans doute in aeternum (plus de détails sur cette non-enquête ici, ici, ici et ici). Et, symbole de la réorientation de sa politique étrangère, la Pologne a refusé l’offre d’assistance américaine et de l’OTAN dans cette affaire. Plus tard, quand un procureur militaire chargé de suivre l’enquête côté polonais a pris contact avec le renseignement américain, il a même été démis de ses fonctions pour avoir divulgué des informations sensibles à un État étranger. Comme cela, les autres enquêteurs polonais connaissaient désormais la couleur.
Autres aspect de la politique étrangère polonaise sous Donald Tusk, la Russie n’étant plus perçue comme une menace, la Pologne est devenue beaucoup plus pro-UE et beaucoup moins atlantiste que sous les Kaczyński. Avec l’arrivée de Barack Obama à la présidence des États-Unis, on a d’ailleurs vu disparaître un des gros sujets de discorde entre la Pologne et la Russie : le projet de bouclier antimissiles dont certains éléments devaient se trouver en Pologne (missiles antimissiles) et en Tchéquie (radars). Pour les Polonais, ce projet était avant tout l’occasion d’avoir une présence militaire américaine permanente sur leur sol, même si cette présence devait être limitée à quelques centaines d’hommes, car cela était perçu comme la meilleure garantie d’intervention américaine pour défendre la Pologne en cas d’agression. Il faut en effet comprendre que les Polonais n’ont pas oublié septembre 1939 et qu’ils n’ont qu’une confiance modérée dans les garanties de sécurité des partenaires européens de l’OTAN. Surtout quand ils voient leur principal allié de septembre 39 vendre à la Russie quatre navires porte-hélicoptères amphibies d’assaut de classe Mistral, des navires qui auraient d’ailleurs été bien utiles en 2008 contre la Géorgie et qui le seraient tout autant pour prendre les Pays baltes ou la Pologne à revers.
Mais la Russie n’étant plus une menace sous Donald Tusk, plus besoin de présence militaire américaine sur le sol polonais ni même d’ailleurs d’armée polonaise digne de ce nom et c’est allègrement que le gouvernement Tusk a taillé dans des budgets militaires déjà modestes avant son arrivée au pouvoir. Contrairement d’ailleurs à la Russie qui, après quelques déboires en Géorgie en 2008, s’est lancée avec ses pétrodollars dans un grand programme de réarmement et qui disposerait paraît-il aujourd’hui de bien meilleures capacités militaires qu’il y a cinq ans. Il y a quelques temps, un ancien vice-ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée de terre polonaise, le général Waldemar Skrzypczak, affirmait que si les Russes décidaient aujourd’hui d’attaquer la Pologne depuis Kaliningrad et en traversant la Biélorussie et l’Ukraine, il leur faudrait au maximum trois jours pour atteindre Varsovie.
Lorsque les Ukrainiens sont descendus dans la rue à Kiev en novembre dernier pour protester contre la non-signature des accords d’association de leur pays avec l’Union européenne, le gouvernement polonais n’a pas voulu s’en mêler et le ministre des Affaires étrangères Radosław Sikorski a même répondu aux critiques de l’opposition conservatrice dirigée par Jarosław Kaczyński par un tweet (c’est son mode de communication préféré) sec : «J’attends des politiciens du PiS une déclaration sur le nombre de milliards polonais qu’ils veulent pomper dans l’économie ukrainienne corrompue pour soudoyer le président Ianoukovytch» :
Tweet posté le 30 novembre 2013 par Radosław SikorskiCar le gouvernement polonais ne semble pas avoir été très actif pour faire en sorte que l’UE fasse à l’Ukraine une proposition d’association vraiment intéressante, de manière à compenser avantageusement les rétorsions qui avaient été annoncées par la Russie, et c’est ce que lui reprochait le PiS (voir à ce sujet l’interview avec le journaliste polonais Artur Dmochowski : C’est l’UE qui porte la responsabilité du fiasco des négociations avec l’Ukraine, pas le président Ianoukovytch).
Mais voilà, avec le temps et avec les tentatives d’intimidation violente entreprises par le président ukrainien Viktor Ianoukovytch et son gouvernement, les manifestations se sont transformées en révolution. Après le rejet par le Maïdan des accords passés entre Ianoukovytch et les dirigeants de l’opposition ukrainienne, des accords que le même ministre des Affaires étrangères polonais avait poussé à signer en menaçant ces leaders de l’opposition ukrainienne. «If you don’t support this [deal] you’ll have martial law, the army. You will all be dead» (Si vous ne signez pas cet accord, vous aurez la loi martiale, l’armée. Vous mourrez tous), leur a-t-il dit, alors qu’une caméra de la chaîne britannique ITV News était en train d’enregistrer la scène. Il faut croire que Sikorski connaît les méthodes en vigueur dans l’ex-bloc soviétique mais il se trouve que l’armée ukrainienne a refusé de suivre Ianoukovytch, un Ianoukovytch également lâché par une part importante des parlementaires de son Parti des Régions.
Ianoukovytch en fuite, la Russie semble donc avoir décidé d’annexer la Crimée et de fomenter des troubles dans tout l’est de l’Ukraine, en accusant au passage la Pologne et la Lituanie d’avoir entraîné sur leur territoire les «fascistes» ukrainiens. Car dans la rhétorique des élites russes formées à l’école du KGB (comme dans la rhétorique de nos élites socialistes françaises), les opposants, et surtout ceux qui menacent le pouvoir en place, sont tous des fascistes ou des néo-nazis. Finie donc la franche amitié russo-polonaise et l’illusion d’une Russie se comportant comme n’importe quel autre pays européen. Donald Tusk et également l’actuel président polonais Bronisław Komorowski, qui se donnait jusqu’ici une image très pro-russe, semblent avoir tout à coup réalisé que la Pologne n’était finalement pas autant en sécurité qu’ils se l’imaginaient, puisque Vladimir Poutine la désignait comme cible potentielle, et qu’ils ont peut-être eu tort de faire semblant de ne pas voir le nationalisme conquérant d’une Russie frustrée d’avoir perdu une partie de son empire avec la dislocation de l’Union soviétique. Notons au passage que les Polonais n’ont aucune sympathie pour l’extrême-droite de la révolution ukrainienne, pour le parti Svoboda (qui a des prétentions territoriales vis-à-vis de la Pologne) et pour les drapeaux de l’UPA (ce que j’expliquais dans l’article La révolution qui dérange).
Voilà donc en tout cas que Donald Tusk et Bronisław Komorowski ont chaussé les bottes des frères Kaczyński et demandent une réaction ferme de l’Europe à l’agression russe contre leur voisin ukrainien en se tournant également vers les États-Unis dans l’espoir d’une présence militaire américaine permanente sur le sol polonais. Voilà aussi le ministre des Affaires étrangères Radosław Sikorski, jusqu’ici poutinophile et kaczyńskophobe, qui s’active dans les salons européens pour mobiliser ses partenaires en faveur d’une politique commune face à la Russie, comme en leur temps Lech et Jarosław Kaczyński, et voilà la Pologne qui accueillait dès le 6 mars dernier sur son territoire douze F16 et trois-cent militaires de l’US Air Force venus renforcer les patrouilles communes de l’OTAN dans le ciel des Pays baltes. C’est une véritable volte-face atlantiste que semble avoir fait Donald Tusk quand les militaires russes ont investi la Crimée «déguisés» en «forces d’auto-défense locales», mais c’est aussi un cuisant aveu d’échec de sa politique de rapprochement avec la Russie. Cela ne va sans doute pas améliorer son image déjà fortement en berne chez les électeurs polonais.
Et voilà aussi des autorités polonaises qui se demandent si elles ont bien fait de signer en 2010 un contrat avec la Russie garantissant les fournitures (et imposant les achats) de gaz russe jusqu’en 2022 et qui s’aperçoivent tout à coup qu’il serait peut-être bon d’achever enfin la construction du terminal gazier du port de Świnoujście, qui permettra à la Pologne d’importer du gaz naturel liquéfié par voie de mer. Et qu’il serait peut-être temps aussi d’accélérer l’exploration des champs de gaz de schiste qui n’a pas avancé d’un iota sous le gouvernement de Donald Tusk (mis à part les prises de contrôle par des entreprises russes !) alors que les réserves supposées permettraient à la Pologne de couvrir ses besoins en gaz pendant plusieurs dizaines d’années.
En bref, Donald Tusk l’Européen russophile semble s’être brusquement converti en Donald Tusk l’Atlantiste russophobe. Car n’oublions pas, et le frère Kaczyński survivant est là pour en témoigner, qu’il en va de la critique des agissements de la Russie comme de la critique du «mariage» homosexuel et aussi comme de la critique de l’intolérance et de la violence de l’islam : si l’on n’est pas d’accord et que l’on dénonce, c’est que l’on est «phobes». Homophobes ou islamophobes dans un cas, russophobes dans l’autre. Mais Donald Tusk sera mal placé pour s’en plaindre, lui qui n’a cessé dans le passé d’utiliser cet «argument» de la russophobie contre son opposition conservatrice.
Ah, et puis au fait, pour ce qui est de l’embargo russe sur la viande polonaise, nous sommes revenus à la situation de 2005 puisque la Russie a fermé son marché aux producteurs polonais après la découverte de deux sangliers atteints de la peste porcine à proximité de la frontière biélorusse. Tout ça pour ça…
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