Entretien avec le Polonais Antoni Macierewicz, député du parti conservateur Droit et Justice (PiS) de Jarosław Kaczyński, ministre de l’Intérieur en 1991-1992, vice-ministre de la Défense en 2006-2007. C’est lui qui a supervisé en 2006-2007 la liquidation du service de renseignement militaire polonais dont les officiers, formés à l’époque communiste, étaient accusés de liens trop étroits avec le renseignement russe et aussi d’activités mafieuses. C’est aussi lui qui a supervisé la création du nouveau service de renseignement et de contre-espionnage militaires dont il a été le premier chef. Antoni Macierewicz dirige la commission parlementaire mise en place par l’opposition pour enquêter sur la tragédie de Smolensk du 10 avril 2010. Je l’ai rencontré pour Nouvelles de France dans son bureau de député le 13 mars dernier. Voici la version intégrale de l’interview dont certains fragments ont été publiés dans le mensuel Nouvelles de France d’avril 2013.
Monsieur le Ministre, 3 ans se sont écoulés depuis la tragédie qui a englouti la vie de Lech Kaczyński, le président de la République de Pologne, et de son épouse, mais aussi des chefs des trois corps d’armée polonais et de plusieurs personnes importantes pour le fonctionnement et la sécurité du pays. La Russie et la Pologne ont chacune publié leur rapport d’enquête officiel en 2011 avec des conclusions à peu près similaires, qui mettent en avant les erreurs commises par l’équipage polonais, si ce n’est que les autorités polonaises soulignent aussi dans leur rapport la part de responsabilité des contrôleurs aériens russes chargés de faire atterrir le Tupolev polonais à Smolensk. Peut-on donc considérer que le déroulement des événements a été définitivement élucidé et que l’affaire est close ?
Je voudrais d’abord préciser que cette tragédie a entraîné la mort de tous les chefs des armées polonaises : à la fois le chef d’état major des armées et le chef des armées lui-même en la personne du président de la république, et aussi les chefs de tous les corps d’armée. De l’armée de terre, de la marine, de l’aviation, des forces spéciales. C’est toute la direction de nos armées et les plus hauts responsables de la sécurité de notre pays qui sont morts dans cette tragédie. Or il s’agissait de cette élite qui avait été formé après la chute du communisme dans les nouvelles conditions de notre coopération avec les États-Unis et l’OTAN, c’est-à-dire l’élite qui représentait la Pologne indépendante et non pas la Pologne communiste. C’est important de le dire car il ne suffit pas, comme c’est souvent le cas, pour un ancien officier du bloc socialiste de mettre un uniforme de l’OTAN pour se transformer véritablement en officier de l’OTAN. Les personnes qui ont trouvé la mort à Smolensk, ce sont les personnes qui ont fait entrer la Pologne dans l’OTAN, des personnes qui, comme le général Błasik, ont supervisé le remplacement de nos MIG par des F16. Malheureusement, ces personnes ont pour beaucoup été remplacées par d’autres qui avaient acquis leurs galons d’officiers au sein du Pacte de Varsovie.
La tragédie de Smolensk a été le moment où le gouvernement Tusk et le nouveau président Komorowski ont réorienté la politique étrangère de la Pologne et ont renforcé les liens avec la Russie au détriment de la relation avec l’OTAN et les États-Unis. Il ne s’agit malheureusement pas d’une coïncidence.
Pour revenir aux rapports d’enquête, le rapport gouvernemental polonais n’est qu’une transcription du rapport du gouvernement russe. Il faut bien savoir que, dès le début, l’enquête a été intégralement confiée aux Russes. Les experts polonais, les représentants du parquet polonais et les représentants de la commission d’enquête polonaise n’ont pas fait leurs propres investigations sur les lieux de la catastrophe. Ils n’ont pas examiné eux-mêmes les corps des victimes ni l’épave de l’avion. Ils n’ont même pas examiné le bouleau qui aurait provoqué la catastrophe d’après la thèse officielle. Une thèse du MAK russe selon laquelle un général polonais en état d’ébriété aurait forcé les pilotes à atterrir dans des conditions inadaptées. L’avion aurait alors accroché le fameux bouleau qui aurait arraché un morceau d’aile. L’appareil se serait alors retourné et écrasé sur le dos, causant la mort de tous les passagers. Tout dans cette histoire est faux. Le général Błasik n’était pas en état d’ébriété et il n’était même pas présent dans le cockpit, ce que le parquet polonais a dû officiellement reconnaître au bout de 3 ans. Le pilote, le capitaine Protasiuk, avait à son compte plus de 3000 heures de vol sur cet avion. J’insiste bien : pas 3000 heures de vol en tout mais sur ce Tupolev 154 du gouvernement polonais. Il connaissait cet avion comme sa poche. Il avait déjà atterri de nombreuses fois sur l’aéroport militaire de Smolensk, la dernière fois 3 jours avant la catastrophe. Il connaissait très bien les conditions du terrain. Dix minutes avant la tragédie, on l’entend d’ailleurs parler de la dépression du sol à éviter avant l’aéroport. Il a aussi, et c’est important de le souligner, renoncé à atterrir lorsque l’avion a atteint l’altitude de décision fixée par le contrôle aérien de Smolensk puisqu’on entend sur les enregistrements l’ordre « On abandonne ». Il faut aussi rappeler que les enregistrements dont les copies ont été fournies à la Pologne ne laissent aucun doute sur le fait que les officiers au sol qui ont induit l’équipage polonais en erreur en donnant à plusieurs reprises des indications de position et de trajectoire erronées.
Pourquoi dans ce cas le gouvernement polonais a-t-il entériné le rapport d’enquête russe en émettant uniquement des réserves concernant les erreurs commises par les contrôleurs aériens de l’aéroport militaire de Smolensk qui ne sont pas mentionnées dans le rapport russe ?
Si le gouvernement du premier ministre Donald Tusk a entériné les mensonges de la Russie en se contentant de protester contre le passage sous silence dans le rapport russe des commandes des contrôleurs aériens de Smolensk qui avaient induit les pilotes polonais en erreur, c’est parce qu’il subissait des pressions énormes de la part de la Fédération de Russie. Donald Tusk lui-même a déclaré le 29 avril 2010 devant la Diète [1], pour justifier son attitude : « Mieux vaut avoir des preuves et ne pas avoir de guerre qu’avoir une guerre et ne pas avoir de preuves. » Il a donc reconnu que c’est sous la pression qu’il a conclu un accord en vertu duquel toute l’enquête a été confiée aux autorités russes. Trois ans après, la Pologne n’a d’ailleurs toujours pas récupéré les boîtes noires, le téléphone satellitaire du président Kaczyński, les instruments de navigation, y compris ceux de fabrication américaine et française qui équipaient le Tu-154, ni même l’épave de l’avion. En revanche l’arrogance et l’agressivité qui caractérisent l’attitude de la Russie dans cette affaire n’ont fait qu’empirer.
C’est pourquoi nous avons constitué dès 2010 une commission d’enquête parlementaire soutenue par 140 députés et sénateurs de l’opposition. Et je dois dire que nous sommes aidés dans notre travail par les meilleurs experts et scientifiques polonais et internationaux. Nous avons parmi ces experts des gens comme le professeur Binienda, de l’Université d’Akron (Ohio, USA), qui a participé à la conception de matériaux entrant dans la construction du Dreamliner de Boeing. Ou encore le professeur Baden, un anatomopathologiste reconnu mondialement qui a participé à l’autopsie du corps du président Kennedy. M. Andreï Illarionov qui nous assiste lui aussi dans nos travaux a été conseiller personnel de Vladimir Poutine jusqu’en 2004. Je peux citer encore, parmi d’autres, l’ingénieur Wacław Berczyński qui a longtemps travaillé comme concepteur chez Boeing et qui conseille l’OACI, et ainsi de suite. Nous cherchons à nous faire aider des meilleurs experts, y compris russes et américains, que ce soit pour les expertises techniques, scientifiques et médicales ou pour mieux comprendre le fonctionnement des services russes.
Comment cette commission d’enquête parlementaire mise en place par l’opposition polonaise travaille-t-elle ?
Les hypothèses que nous formulons en tant que groupe parlementaire sont toujours énoncées publiquement et toutes nos analyses sont présentées en séance à la Diète polonaise, au cours d’auditions au Parlement européen ou lors de réunions officielles avec des experts en Grande-Bretagne, en Allemagne et ailleurs, et nous publions tout. C’est tout le contraire de ce qui se passe avec l’enquête russe puisque le MAK refuse de divulguer les matériaux à la base de ses conclusions. Mais nous avons tout de même réussi à avoir accès à des matériaux et documents issus des premiers jours qui ont suivi la tragédie. Nous avons quelques débris de l’avion et plus de 3000 photos de l’épave prises le jour même. Grâce à ces éléments nous avons fait ce qu’auraient dû faire la commission d’enquête russe et celle de notre gouvernement et qu’elles n’ont pas fait : nous avons « reconstruit » l’avion et déterminé la forme de ses différents éléments après la catastrophe pour voir quelles parties de l’avion avaient été soumises à quelles contraintes. Malheureusement ce n’avait pas été fait par les commissions gouvernementales russe et polonaise. Sur cette base, nous avons pu montrer que les plus grosses destructions étaient survenues au niveau de l’aile gauche et de la partie gauche du plan central. Bien entendu, il reste à établir à quoi cela est dû mais les analyses de l’épave qui ont été faites pour la première fois en septembre-octobre 2012, suite aux pressions des familles et de notre commission parlementaire, changent tout puisque les enquêteurs polonais ont alors détecté plusieurs centaines de traces de TNT. Du reste les analyses que notre commission d’enquête avait confiées à un laboratoire américain sur un fragment de ceinture de sécurité d’une des passagères, qui nous avait été remis par la famille, ont montré la présence de traces de DNT, un composé chimique qui naît de la décomposition du TNT quand celui-ci explose. Bien entendu, pris isolément, ce résultat n’est pas une preuve suffisante, mais il s’ajoute aux traces détectées à l’automne dernier par les enquêteurs dépêchés sur le site par le parquet polonais et aussi aux analyses de la documentation photographique et d’échantillons de métal par l’entreprise australienne de l’ingénieur Grzegorz Szuladziński, spécialisée dans la dynamique des structures, le processus de décomposition, les déformations et les vibrations dans le domaine du génie civil, du transport et des technologies militaires, et dont les conclusions il y a un an évoquaient déjà des explosions.
Votre commission d’enquête affirme donc que le Tupolev gouvernemental polonais qui transportait le couple présidentiel et la délégation qui les accompagnait a explosé en vol ?
Non, nous n’affirmons rien. Il s’agit pour nous encore d’une hypothèse, et je n’affirme pas qu’il y a eu des explosions à bord, je dis simplement que nous disposons d’éléments qui permettent de formuler une telle hypothèse et que cette hypothèse doit être vérifiée. J’insiste sur ce point car nos analyses n’ont jamais eu pour but de prouver une « théorie du complot » contrairement à ce qu’en disent de nombreux médias mal intentionnés ou mal informés. Au début de notre enquête, nous n’avions aucun parti-pris sur ce qui s’est réellement passé.
J’étais moi-même sur place à Katyn quand c’est arrivé et j’ai été témoin direct des mensonges de la propagande russe. Quand on sait que le ministre des Affaires étrangères polonais Radosław Sikorski à affirmé vingt minutes après la catastrophe qu’il n’y avait pas de survivants, je me demande comment il était possible après vingt minutes, pour un avion de 50 m de long avec 96 personnes à bord, d’affirmer qu’il n’y avait pas de survivants, ceci alors que le corps du président n’a été retrouvé qu’à 17h, soit plus de sept heures après le crash. À 11h, les Russes renvoyaient déjà toutes leurs ambulances. Cela ne pouvait qu’éveiller nos soupçons. Je n’accuse personne, je dis simplement que la manière dont les choses se sont passées au moment de la tragédie nous paraît suspecte.
Que sait-on aujourd’hui avec certitude ?
On a d’abord dit que l’avion avait tenté d’atterrir à quatre reprises, puis il s’est avéré que c’était complètement faux et les enregistrements des boîtes noires prouvent qu’il n’y a eu qu’une seule descente. Le rapport russe lui-même montre que les instruments de bord ont cessé de fonctionner à 17 m au-dessus du niveau de la piste d’atterrissage. Comment peut-on dans ces conditions croire que c’est un bouleau qui a arraché un morceau d’aile de l’avion à 6 m et qui l’a fait se retourner sur le dos ? En effet l’ordinateur du système de gestion du vol (Flight Management System, FMS), de fabrication américaine, a dû être analysé aux États-Unis et il n’était donc pas possible d’en manipuler le contenu. Or le rapport du MAK [2] indique que ce FMS a enregistré une panne générale de l’alimentation des systèmes électriques à 17 m et du point de vue de cet ordinateur de bord c’est à cette altitude que tous les mécanismes de l’avion ont cessé de fonctionner. Il y avait dans cet avion trois systèmes d’alimentation électrique indépendants. Pour que les trois cessent de fonctionner à 17 m au-dessus du niveau de l’aéroport, il a dû se passer quelque chose avant l’impact avec le sol. Ce sont les données publiées par les Russes eux-mêmes. Du reste, la majeure partie des données dont nous disposons pour notre enquête proviennent du rapport officiel du MAK. Bien entendu, nous avons aussi nos propres données, comme celles fournies par le professeur Binienda de l’université d’Akron qui a réalisé pour nous des simulations en se basant sur les paramètres techniques de l’avion et sur les données relatives au bouleau qui aurait arraché un tiers de l’aile du Tu-154. Nous voulions vérifier si un tel arbre pouvait effectivement arracher l’aile et si ce n’est pas le bouleau qui aurait dû être sectionné sans endommager gravement l’aile. Comme on peut s’en douter, dans tous les cas de figures reproduits dans les simulations, c’est l’aile qui coupe le bouleau en deux en une fraction de seconde et elle n’est pas arrachée. Les analyses réalisées à ce jour par les chercheurs de l’université d’Akron valent environ deux millions de dollars, ce qui n’est bien sûr pas une somme astronomique, mais cela montre que cette université américaine prend ces analyses au sérieux car nous n’avons rien financé nous-mêmes, puisque nous ne disposons d’aucun budget.
Il faut donc bien comprendre que notre travail n’est pas le fait d’amateurs. Nous ne sommes pas un petit groupe de personnes qui se mettent à inventer des choses pour embêter les Russes ou pour embêter notre propre gouvernement. Nous respectons MM. Poutine et Tusk, et nous respectons la Russie, mais nous n’arrivons toujours pas à comprendre pourquoi le 13 avril 2010, lors de la première séance de la commission d’enquête que présidait Vladimir Poutine, alors premier ministre, lorsque Mme Anodina [3] a communiqué que les représentants de l’OTAN et de l’UE avaient déclaré souhaiter participer à l’enquête en tant qu’observateurs et experts, Poutine a refusé et Tusk a immédiatement accepté de rejeter cette demande.
Et aujourd’hui, alors que les autorités polonaises n’arrivent toujours pas à obtenir que la Russie rende à la Pologne l’épave de l’avion et les boîtes noires, l’intervention politique des alliés de la Pologne et l’assistance d’experts étrangers ne sont toujours pas souhaitées par le gouvernement de Donald Tusk ?
Aujourd’hui encore, quand des représentants de l’OTAN proposent leur aide pour l’enquête, M. Sikorski, notre ministre des Affaires étrangères, et M. Tusk, et plus encore les autorités russes, répondent que ce n’est pas nécessaire et que tout a été fait. De la même manière, les autorités ne permettent pas la participation aux investigations des experts de notre commission parlementaire ou d’experts recrutés par les familles des victimes. Quand on a exhumé et autopsié en Pologne les corps de certaines victimes, notre commission a proposé la participation du professeur Baden, un anatomopathologiste de New-York aux compétences reconnues, et on ne lui a même pas permis d’être présent en tant qu’observateur, alors qu’il représentait aussi les familles des victimes autopsiées. Nous attendions donc dans une salle séparée avec le professeur Baden. Les membres de la famille, qui avaient le droit d’observer l’autopsie, sortaient tous les quinze minutes pour nous décrire le déroulement de l’autopsie. C’est sur la base de leur compte rendu que le professeur Baden leur indiquait les questions qu’elles devaient poser aux médecins légistes et aux procureurs présents. C’est complètement absurde ! Le professeur Baden a assisté à de nombreuses autopsies dans différents pays du monde, comme en Israël où les autorités l’ont autorisé à observer des autopsies de prisonniers palestiniens morts en prison, et c’était la première fois qu’il faisait face à une telle situation. De quoi les autorités polonaises ont-elle donc peur ?
C’est en effet la question qui vient à l’esprit, de quoi le gouvernement polonais a-t-il donc peur ?
Nous avons obtenu une copie du premier document établi par les enquêteurs russes décrivant la scène de la catastrophe le 10 avril 2010 : ce document ne mentionne nulle part le fameux bouleau qui aurait le premier arraché un fragment d’aile du Tu-154 polonais. Il y a bien un arbre de mentionné, mais il est rompu au niveau de son sommet, bien plus haut que les 6 m dont on a parlé par la suite. Le parquet polonais a d’ailleurs mentionné quatre hauteurs différentes pour le choc de l’aile contre le bouleau, des hauteurs qui vont de 5 m à 9 m. Des mauvaises langues plaisantent d’ailleurs en affirmant que ces quatre hauteurs de coupe du bouleau correspondent aux quatre tentatives d’atterrissage dont ont parlé les médias le premier jour. Cette situation est ridicule. Le manque de sérieux et d’honnêteté des enquêtes officielles russe et polonaise est évident et nous ne demandons rien d’autre qu’une enquête sérieuse, honnête et transparente.
En réalité, nous n’avions même pas besoin de faire des simulations du choc de l’aile contre le bouleau puisque l’histoire du bouleau semble avoir été inventée après coup pour masquer la vérité sur cette tragédie. Grâce à l’analyse des enregistreurs de fabrication américaine FMS et TAWS [4] et aussi de l’enregistreur de fabrication polonaise qui enregistrait les paramètres de vol, nous savons que l’avion est passé au-dessus du fameux bouleau et nous savons aussi que les moteurs ont cessé de fonctionner 50 mètres avant l’endroit où ce trouve ce bouleau.
Mais je le répète : nous n’avançons ici aucune thèse alternative à caractère définitif. Ce que nous voulons, c’est que l’enquête soit reprise de manière sérieuse et honnête avec la participation d’experts internationaux.
Vous dites ne pas avoir encore de conclusions définitives. Il semble pourtant dans les déclarations des membres de votre commission parlementaire et des experts qui travaillent pour cette commission que la thèse d’une série d’explosions à bord de l’avion avant l’impact avec le sol domine fortement.
Oui, c’est vrai, car les éléments dont nous disposons à ce jour en font l’hypothèse la plus probable. Mais nous ne disposons pas de tous les éléments. Nous savons par exemple qu’il y a des traces de TNT sur l’épave, mais nous ne savons pas si ces traces sont le résultat d’une explosion depuis l’intérieur ou depuis l’extérieur ou même d’une explosion tout court. De nombreuses questions restent ouvertes et c’est pourquoi nous disons qu’il s’agit d’une hypothèse. Si on nous présente une autre hypothèse expliquant pourquoi cet avion est tombé après que l’équipage a décidé d’abandonner la procédure d’atterrissage à l’altitude de décision prévue et que cette hypothèse est soutenue par des preuves plus convaincantes que ce malheureux bouleau, nous sommes prêts à changer d’avis sur les causes probables de la catastrophe. Malheureusement, à ce jour, aucune explication rationnelle et convaincante ne nous a été présentée.
J’ai moi-même perdu plusieurs amis dans cette tragédie. Cela faisait 30 ans que je travaillais avec Lech Kaczyński, et aussi avec Anna Walentynowicz, l’illustre opposante de Solidarnosc, et avec plusieurs autres passagers du vol pour Smolensk. Il y avait aussi des gens avec qui j’étais en complet désaccord politique mais c’étaient des gens de valeur et leur mort n’en est pas moins une tragédie pour la Pologne. C’est aussi pour ces gens-là que nous voulons connaître la vérité. L’appartenance politique n’a rien à voir ici.
Pouvez-vous expliquer brièvement pour des gens peu au courant de votre enquête s’il y a d’autres indices d’explosions en dehors des traces d’explosifs découvertes récemment ?
La forme de l’épave. Les analyses de fragments faites par des spécialistes de l’école polytechnique de Varsovie. La reconstruction virtuelle de l’avion sur la base des photographies et d’un modèle mathématique pour reproduire les propriétés physiques de l’avion à partir de sa documentation technique, afin de voir par simulation ce qui se serait passé en cas d’impact avec le sol selon la version des rapports officiels. Nous avons comparé les résultats des simulations avec la disposition des gros fragments mais aussi des milliers de petits débris éparpillés sur un rayon d’un kilomètre. Des débris pour beaucoup pas plus gros qu’une main. Les corps des victimes fragmentés, pas tous, mais une bonne partie d’entre eux. L’expertise faite le professeur Obrębski de l’école polytechnique de Varsovie sur des débris ramenés en cachette par des membres des familles et des journalistes qui montre des traces évidentes d’une onde générée par une explosion multipoints.
Il n’y a donc pas que les traces de TNT et les simulations que nous avons faites sur la base de la documentation photographique, ou encore la remise en cause de la thèse du bouleau par les simulations de l’université américaine d’Akron. Les scientifiques de l’école polytechnique de Varsovie s’occupent de ce genre de problématique depuis longtemps, il s’agit de scientifiques compétents, pas d’amateurs, d’étudiants ou de journalistes.
Néanmoins, nous considérons toujours cette thèse d’une série d’explosions comme une hypothèse. Nous voudrions pouvoir étudier l’épave et les originaux des boîtes noirs retenus par la Russie. Il nous faut les téléphones satellitaires des victimes. Nous voudrions pouvoir analyser la disposition des corps et des fragments de corps après la catastrophe car cela n’a pas été fait par les enquêteurs.
En tant que Français, je me demande, alors que des généraux polonais de l’OTAN sont morts dans la catastrophe et que le gouvernement polonais semble ne pas avoir fait tout ce qu’il aurait dû pour s’assurer qu’il n’y avait pas eu attentat, s’il est encore possible pour les Alliés de faire confiance à la Pologne ? Ne considèrent-ils pas plutôt aujourd’hui la Pologne comme un pays infesté d’agents post-communistes restés au service de Moscou ?
La Pologne en tant que nation mérite qu’on lui fasse confiance. Je répète toujours aux familles des victimes qu’il n’est pas juste de dire que la Pologne en tant qu’État a abandonné son président et ses élites. C’est le gouvernement qui les a abandonnés, pas la Pologne toute entière. C’est la majorité parlementaire et une partie importante des médias qui les ont abandonnés. Mais la nation polonaise et l’État, c’est aussi l’opposition parlementaire qui a constitué notre commission d’enquête pour faire le clair sur cette tragédie. Nous avons affaire à une attitude scandaleuse de notre gouvernement, mais l’opposition enquête et le parquet semble être parfois avec nous et parfois contre nous selon les circonstances et les pressions politiques. La nation polonaise, ce sont aussi les cinq cent mille citoyens qui ont signé une pétition pour que l’OTAN intervienne dans l’enquête.
Vous me demandez si la France et les autres pays de l’OTAN peuvent encore faire confiance à la Pologne mais beaucoup de Polonais se demandent pourquoi nos partenaires de l’OTAN et de l’Union européenne nous laissent seuls face aux pressions énormes exercées par la Russie.
Bien sûr que les services secrets russes sont actifs en Pologne, mais dans les autres pays de l’OTAN aussi. Il est vrai cependant qu’après la mort du président Lech Kaczyński la Pologne se trouve confrontée à la politique du président Poutine qui cherche à rétablir la sphère d’influence russe en l’Europe centrale et orientale. On le voit bien en Géorgie, avec le changement de gouvernement, en Ukraine avec le nouveau président, en Moldavie et en Roumanie. La Pologne est au cœur de cette stratégie.
On peut difficilement imaginer que l’OTAN puisse venir en aide à la Pologne si le gouvernement polonais lui-même ne le souhaite pas…
C’est vrai. Nous sommes conscients qu’il ne pourra pas y avoir de commission d’enquête internationale tant que le gouvernement polonais ne donnera pas son accord et la balle est donc dans notre camp. Il faut d’abord que le gouvernement polonais défende les intérêts de la Pologne et c’est notre but.
Il faut donc d’abord gagner les élections…
Il faut gagner les élections mais il faut sans attendre de gagner des élections rechercher la vérité sur cette tragédie car ce que pense l’opinion publique dépend en grande partie de ce que l’on en sait. Si aujourd’hui un tiers des Polonais considèrent qu’il y a pu y avoir attentat, cela contribue à faire baisser la popularité de Donald Tusk et de son parti.
Mais en tant que membre de l’OTAN, quand nous serons au pouvoir nous attendrons le soutien de l’Alliance atlantique, et un jour viendra où la Pologne demandera le soutien de ses alliés dans cette affaire en invoquant les articles du Traité de l’Atlantique Nord.
Vous parlez d’un soutien sous la forme d’une commission d’enquête internationale ou sous forme d’intervention militaire ?
Non, bien évidemment je ne parle pas ici d’intervention militaire. Nous voudrons une commission d’enquête internationale avec des experts de l’OTAN et le soutien politique de nos alliés. Si la Russie refuse de coopérer, ce ne sera bien évidemment pas un motif de guerre contrairement à ce que voudrait faire croire le gouvernement de Donald Tusk pour effrayer les Polonais, mais cela sera une reconnaissance implicite par la Russie de ses responsabilités.
Dans la mesure où deux narrations se font concurrence en Pologne sur la tragédie de Smolensk et où les propos tenus dans la presse sont parfois très violents (on se souvient du meurtre politique dans les locaux du PiS à Lodz contre un membre du PiS, le parti de Kaczyński, par un ancien membre du PO, le parti de Tusk, et aussi des propos du cinéaste Andrzej Wajda, qui soutient le PO au pouvoir, sur une prétendue « guerre civile en Pologne » et sur la nécessité de mettre au pas la télévision publique jugée trop peu pro-PO), ne craignez-vous pas qu’une guerre civile éclate entre Polonais des deux camps ennemis ? Ou s’agit-il juste de mots liés au tempérament polonais et à la manière de faire de la politique en Pologne ?
En ce qui nous concerne, nous refusons de tenir des propos outranciers. Non, je ne crois pas qu’il y ait en Pologne un risque quelconque de guerre civile. Les sondages montrent que 70 % des Polonais souhaitent une commission d’enquête internationale et 85 % des Polonais n’ont pas confiance dans le rapport d’enquête du gouvernement polonais, et c’est donc un domaine où les Polonais sont plutôt d’accord. Il n’y aura pas de guerre civile en Pologne et Andrzej Wajda le sait très bien, de même qu’Adam Michnik et tous ceux qui dans cette affaire représentent les intérêts de la Russie. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Quel que soit le passé de ces gens, certains ayant été membres du PZPR, le parti communiste qui dirigeait la Pologne jusqu’à la fin des années 80, d’autres ayant collaboré et d’autres non, ce sont des gens qui aujourd’hui, dans cette affaire, défendent les intérêts de la Russie plutôt que ceux de leur pays.
Les Français conservent une image de la Pologne héritée de 1989, quand la dictature socialiste a été renversée, et cette image est fausse. Aujourd’hui les lignes de division politique sont différentes et nous avons, y compris parmi les gens de l’ancienne opposition, des personnes qui considèrent que la vérité est anti-russe. La vérité n’est pas anti-russe, elle peut être tout au plus anti-Poutine. La Russie, ce n’est pas que M. Poutine. Il faut rejeter ce cliché de l’époque stalinienne où la Russie soviétique était identifiée à un seul homme et un seul parti. Aujourd’hui en Russie-même il y a des opinions divergentes à propos de la tragédie de Smolensk. Même au sein de l’administration de l’État russe, il existe des organes qui formulent des avis différents.
Je n’accepte pas l’opinion selon laquelle notre recherche de la vérité serait dirigée contre la Russie.
En premier lieu, parce que même si, comme c’est probable, il y a eu attentat, nous ne savons pas qui sont les coupables.
Au cours des 20 dernières années, j’ai eu à diriger les services secrets civils et militaires polonais. Je suis aujourd’hui le seul homme politique polonais qui a une expérience de nos services post-communistes à la fois civils et militaires. J’en sais trop sur ces services pour considérer que s’il y a eu attentat c’était forcément le fait des Russes. Nous ne savons pas aujourd’hui qui a commis cet attentat si attentat il y a eu. Ce sera l’étape suivante de notre enquête. Quand nous aurons établi avec certitude ce qui s’est réellement passé à Smolensk.
J’espère que nos alliés occidentaux vont nous aider, et pas seulement par la participation d’experts. Ce qui nous aiderait, ce serait aussi que les médias occidentaux s’intéressent à cette affaire et parlent de notre enquête de manière honnête. Et ce serait que les pays occidentaux, y compris la France, nous aident à obtenir les expertises que nous ne pouvons pas obtenir nous-mêmes. Ceci ne nécessite pas forcément l’engagement officiel des gouvernements. En aucun cas nous ne visons un conflit entre gouvernements. Nous faisons partie de l’État polonais. Nous sommes des parlementaires. Je représente dans cette affaire le plus gros parti d’opposition qui est aujourd’hui en tête dans les sondages et qui pourrait bien former le prochain gouvernement.
Pensez-vous que le scénario hongrois puisse se répéter dans les années qui viennent en Pologne et que, avec la perte de crédibilité du gouvernement de Donald Tusk, le PiS de Jarosław Kaczyński puisse obtenir une majorité parlementaire qui permettra de conduire enfin une vraie décommunisation du pays avec de grandes réformes comme celles de Viktor Orbán en Hongrie ?
Oui, je le crois fermement. Il est en effet urgent de réformer le pays en profondeur pour mettre fin aux pathologies héritées du communisme qui bloquent le développement économique. Le niveau de corruption en Pologne est la conséquence directe de la persistance à tous les niveaux de l’administration et de l’économie de réseaux mafieux et de comportements issus de l’ancien régime. Les problèmes actuels de l’économie sont dus au fait que les changements conduits au début des années 90 ont été incomplets.
Je suis en effet persuadé que le moment approche où il y aura en Pologne des changements similaires à ceux qui ont lieu aujourd’hui en Hongrie.
Comment expliquez-vous que l’Union européenne, qui devrait en théorie soutenir la démocratie dans les nouveaux pays membres, critiquait les frères Kaczyński et critique Viktor Orbán pour leur volonté de lutter contre la corruption et le manque de démocratie réelle dans leur pays ?
Je ne me souviens pas que l’Union européenne en tant que telle ait attaqué la politique du gouvernement de Jarosław Kaczyński et du président Lech Kaczyński. Les attaques dont vous parlez étaient le fait de certains politiciens et journalistes européens, mais pas de l’UE en tant qu’institution. Dans notre conflit avec la Russie portant sur l’embargo russe sur la viande polonaise nous avons même obtenu un soutien important de l’UE. Pour les questions essentielles, les années 2005-2007 n’étaient pas une période de tensions entre la Pologne et l’UE, bien au contraire. Évidemment, les Kaczyński défendaient fermement les intérêts et la vision de la Pologne comme le faisait d’ailleurs le président Sarkozy pour la France, et comme le fait le premier ministre Cameron pour la Grande-Bretagne.
Les critiques contre Viktor Orbán sont en effet virulentes et c’est à mon avis totalement injustifié. Ses réformes qui visent à rendre la Hongrie réellement démocratique sont pourtant dans l’intérêt de l’UE. Par contre elles ne sont pas du goût des personnes qui voudraient créer un super-État européen, mais c’est la vision de ces personnes qui est déraisonnable, pas la politique d’Orbán. Ce sont ces personnes qui nuisent à l’unité de l’Europe et l’idée de créer un État européen ne peut se terminer que par une catastrophe. Il n’est pas dans l’intérêt de l’unité européenne d’attaquer au titre de convictions personnelles le Hongrois Viktor Orbán, pas plus que l’ancien président tchèque Vaclav Klaus ou notre défunt président Lech Kaczyński. Ces critiques sont motivées par l’intérêt politique à court terme des partisans d’un État fédéral européen. Elles ne sont pas motivées par l’intérêt commun de l’Union européenne et de ses membres.
De notre correspondant permanent en Pologne.
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- La Hongrie de Viktor Orbán pour exemple
1. La chambre basse du parlement polonais
2. L’institution chargée de l’enquête côté russe. C’est un organisme de la Communauté des États indépendants, dont le siège est à Moscou, qui enquête sur les accidents aériens sur le territoire des pays de la CEI.
3. Directrice du MAK.
4. Système anticollision (Terrain Awareness and Warning System)
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